LA VARIATION LINGUISTIQUE

LA VARIATION LINGUISTIQUE

LA VARIATION LINGUISTIQUE


La question de la variation est une question fondamentale pour la sociolinguistique car il s'agit véritablement de tirer les conséquences du constat fait par tout linguiste, même débutant : on ne parle pas de la même façon dans toutes les circonstances de sa vie. Une même personne, au cours d'une journée, change considérablement d'usage, de variété, de langue, et ceci en raison de ses interlocuteurs, de l'objet de son discours, des conditions immédiates de production/réception. Bien sûr, en fonction de son milieu social, de son histoire personnelle, de son implantation géographique, des effets que l'on veut/peut produire, de la maîtrise des registres de langues acquise, du rapport à la langue et à la société, on recourt à des variétés linguistiques très diverses, qui, même si elles sont globalement appelées "français", peuvent comporter des différences considérables aux yeux du linguiste qui les décrit.

C'est le désir d'expliquer cette variation, de trouver les causes de chaque variété en rendant compte de toutes les données susceptibles d'être mises en relation avec les formes produites, qui a donné naissance à la sociolinguistique. La perspective "déterministe" est centrale : tout ce que nous disons, à défaut de pouvoir être directement conditionné par l'environnement linguistique immédiat (cf. les variantes conditionnées) doit pouvoir être expliqué par ce que nous sommes ; on retrouve les questions : QUI parle A QUI, OU, QUAND, COMMENT, POURQUOI ???

En préférant la notion de variation linguistique, et en faisant de celle-ci une des composantes essentielles de son champ disciplinaire, la sociolinguistique révèle son intérêt prioritaire pour certaines situation de communication, individuelles ou collectives, où les locuteurs, de manière permanente ou provisoire, sont conduits à faire coexister en eux des usages linguistiques certes distincts mais cependant proches. L’idée de variation implique ici celle d’un écart, mais d’un écart vécu.

En effet, la sociolinguistique entend décrire la langue dans ses emplois, ses usages. Cet usage manifeste des variations : le locuteur opère un choix parmi les variétés-les sous codes- de la langue qu’il maîtrise, notamment en fonction de son statut social, du style et de la situation qui peut être plus ou moins formelle. Le formalisme du discours peut se définir en fonction des termes constitutifs de l’événement de parole : on peut se sentir obligé de se conduire, de parler correctement d’une manière formelle face à un auditeur d’un statut social élevé ; le thème de l’échange nécessite une langue soutenue ou familière : déjà sur le plan lexical, la dénomination de certains objets risque de changer radicalement suivant les personnes auxquelles on s’adresse : le style peut être surveillé(langue soutenue), familier, celui du discours quotidien tel qu’il est employé dans les situations ordinaires où le langage n’est pas un objet d’attention

La sociolinguistique distingue entre variation inter linguistique et variation intra-linguistique.


1-LA VARIATION INTRA-LINGUISTIQUE OU VARIATION DANS LES USAGES DE LA LANGUE


Il y a variation intra-linguistique là où les locuteurs utilisent deux ou plusieurs variantes d’un même système, donc d’une même langue. A l’intérieur d’une même langue il y a une variation constante. Celle-ci peut être géographique ou sociale, mais la plupart du temps ces facteurs interfèrent : l’usage d’un patois est un phénomène géographique mais qui marque aussi une hiérarchie sociale. La variation peut prendre la forme de patois, de dialectes, de langues de minorité (en France le basque ou l’alsacienne sont pas apparentés au français).


C’est la dialectologie qui depuis la fin du XIXéme siècle, étudie ce type de phénomènes. L’urbanisation massive et le développement des communications ont bouleversé la dialectologie traditionnelle, qui était tournée vers le monde rural. Aujourd’hui, c’est le monde urbain qui offre les terrains d’enquête les plus riches. C’est pourquoi, la sociolinguistique se propose de réintégrer l’homme dans la langue : le locuteur, son milieu, celui auquel il s’adresse, la communauté linguistique, même si toutes ces données sont extrêmement complexes.

De fait, dans les années 60, aux états –unis, W. Labov, auteur notamment d’une série d’articles publiés en français dans le recueil Sociolinguistique, sociolinguiste bien connu pour son rôle dans la recherche, a fait apparaître l’absolue nécessité de considérer la réalité des productions langagières et non plus des abstractions (cette recherche sur les abstractions correspondait à un courant de la linguistique théorique) ; il n’hésite pas à dire que la sociolinguistique c’est la linguistique, même s’il est obligé de constater que certains linguistes négligent à tort l’étude du contexte social : "Pour nous, notre objet d’étude est la structure et l’évolution du langage au sein du contexte social formé par la communauté linguistique.

Les sujets considérés relèvent du domaine ordinairement appelé "linguistique générale" : phonologie, morphologie, syntaxe et sémantique. Les problèmes théoriques que nous soulèverons appartiennent également à cette catégorie, tels la forme des règles linguistiques, leur combinaison en systèmes, la coexistence de plusieurs systèmes et l’évolution dans le temps de ces règles et de ces systèmes.

S’il n’était pas nécessaire de marquer le contraste entre ce travail et l’étude du langage hors de tout contexte social, je dirais volontiers qu’il s’agit là tout simplement de linguistique. Et l’on peut s’étonner qu’il soit utile de donner une base sociale élargie à ce domaine. Que la linguistique générale, quel qu’en soit le contenu, doive reposer avant tout sur le langage tel que l’emploient les locuteurs natifs communiquant entre eux dans la vie quotidienne, cela paraît aller de soi. Aussi est-il profitable, avant de continuer, de voir précisément pourquoi il n’en a pas été ainsi." (Labov, 1976 : "L’étude de la langue dans son contexte social", pp. 258-259).

Pour Labov, il n’y a pas d’étude de la langue sans prise en compte des hommes qui la parlent sans étude de l’environnement social. De ce fait, Labov tente de corréler les manières de parler avec des variables sociales, qui peuvent être beaucoup plus fines (et qui sont déterminées précisément par l’analyse), que les grandes catégories sociales traditionnelles (profession, sexe, âge, lieu de résidence, etc.). Labov, devant les données ordinaires de la situation de communication, qui comportent une forte hétérogénéité, et qui sont généralement considérées comme aléatoires, va chercher à établir une systématicité (Gadet, 1992b).

En quelque sorte, s’attachant au concept de "variation libre", Labov essaye d’établir les règles de cette variation, d’en montrer les conditionnements ; Labov met à jour des régularités trop systématiques pour être le fait du hasard, et il s’efforce de montrer selon les formules de F. Gadet: "*qu’+ il y a une stratification de l’usage de la langue dans la société, dont il a pu établir qu’elle était à la fois régulière et extrêmement fine.

Elle ne peut toutefois se saisir qu’à travers des considérations de fréquence, puisque ce n’est guère la présence ou l’absence d’une variante qui est en cause, mais des taux d’occurrences comparés." (F. Gadet, 1992b, p. 6). Il s’agit d’associer chaque variante linguistique à une cause extra-linguistique (classe sociale, sexe, âge, habitat, race, attitudes du locuteurs, circonstances de la communication, etc.), ou chaque ensemble de variantes linguistiques (réalisation d'une variable) à une ou des variables sociales, selon un schéma que l’on pourrait représenter ainsi :

=Ensemble des variables sociales
=Ensemble des variables linguistiques

Une fois correctement établies les variables, en modifiant l’une des variables sociales, on devrait obtenir une variété nouvelle (un ensemble de variantes différentes) au niveau linguistique. Attention : on rappellera ici la notion de variante conditionnée : On parle en linguistique de variante conditionnée quand on peut établir une corrélation stricte entre l’apparition d’une unité linguistique et le contexte linguistique de son apparition : ainsi, en français du Midi, la réalisation [o] / [ɔ] est conditionnées : ces deux formes sont deux variantes conditionnées d’une seule unité phonologique le /o/, selon la règle suivante : [o] en finale : ex. pot, chaud, dos... /o/ [ɔ] + C : ex. rose, chaude, jaune, code, Paul, pôle...

Dans d’autres régions de France on pourra trouver des /o/ et des /ɔ/ non conditionnés par le contexte comme le montrent les prononciations « parisiennes » de saute # sotte ou de pôle # Paul.
C’est un conditionnement de ce type que Labov a tenté d’établir, non plus entre un environnement linguistique et certains sons, mais entre des variables extra-linguistiques (sexe, âge, situation sociale...) et des unités comportant du sens (du morphème, unité minimale de signification à la phrase ou au discours, unité vaste).

Dans une perspective déterministe (une démarche scientifique est d’une façon ou d’une autre présentée comme déterministe), Labov pense que si nous ne parvenons pas à établir un conditionnement strict entre des variables extra-linguistiques et des variantes linguistiques, c’est parce que notre analyse est incomplète, parce que nous avons négligé des données.

Il propose de ce fait de multiplier les investigations pour trouver les variables pertinentes. Avec William Labov, le "père" de l'approche variationniste en sociolinguistique, on a pris l'habitude de distinguer quatre types de variation :

 la variation diachronique (ou historique)
 la variation diatopique (ou géographique)
 la variation diastratique (ou sociale)
 la variation diaphasique (ou stylistique).

Variation diachronique

"La variation diachronique est liée au temps ; elle permet de cotraster les traits selon qu'ils sont perçus comme plus ou moins anciens ou récents." (M. L. Moreau, article "Variation", in Sociolinguistique. Concepts de base, Mardaga, 1997, p. 284.

Variation diatopique

"La variation diatopique joue sur l'axe géographique ; la différenciation d'une langue suivant les régions relève de cette variation. Pour désigner les usages qui en résultent, on parle de régiolectes, de topolectes ou de géolectes." (M. L. Moreau, article "Variation", in Sociolinguistique. Concepts de base, Mardaga, 1997, p. 284.

Variation diastratique

"La variation diastratique explique les différences entre les usages pratiquées par les diverses classes sociales. Il est question en ce cas de sociolectes" (M. L. Moreau, article "Variation", in Sociolinguistique. Concepts de base, Mardaga, 1997, p. 284.

Variation diaphasique

"On parle de variation diaphasique lorsqu'on observe une différenciation des usages selon les situations de discours ; ainsi la production langagière est-elle influencée par le caractère plus ou moins formel du contexte d'énonciation et se coule-t-elle en des registres ou des styles différents." (M. L. Moreau, article "Variation", in Sociolinguistique. Concepts de base, Mardaga, 1997, p. 284.
Françoise Gadet, propose d'ajouter la variation "diamésique" qu'elle définit ainsi :"Une autre distinction relevant également de l'usage intervient entre oral et écrit.

Elle est particulièrement forte dans une langue de culture très standardisée comme la française. Ici, c'est la distinction de chenal de transmission de la parole qui constitue le point d'ancrage de la différence : aucun locuteur ne parle comme il écrit, aucun n'écrit comme il parle. La distinction n'est pas purement matérielle, elle touche aussi la conception même des discours. Il faudra donc distinguer entre ce qui est un effet général de l'oralité, et ce qui relève de la variation." (Gadet, 2004, p. 98)

Cette recherche de William Labov (La stratification sociale de l’anglais dans la ville de New york), a été menée sur la relation entre variation linguistique et stratification sociale dans une grande ville américaine et en particulier sur l’anglais de noirs. Une pré-enquête menée dans trois grands magasins différents quant à la qualité et au prix des produits vendus et par conséquent à la catégorie sociale de leur clients, a permis de montrer que les employés de ces magasins , qui pourtant appartenaient tous à la même classe sociale, réalisaient les variantes phonétiques conformément à la façon de parler des clients à qui ils avaient affaire , en fonction du magasin(du quartier où il se trouvait), voire du rayon dans le magasin( de la nature des produits proposés)

La seule présence de l’observateur lors d’une enquête suffit à modifier le comportement linguistique de l’enquêté, lequel a tendance à se rapprocher de la variété officielle ou de prestige. Les modalités de l’enquête entraînent également des variations dans les productions. C’est ce qui a amené Labov à varier ses stratégies (écoute pirate, déguisement, ) et à définir des styles contextuels dont le plus surveillé répond à la lecture, et le moins surveillé au discours spontané familier hors enquête. Là aussi plus le locuteur accorde d’attention à son discours, plus il se rapproche de la norme officielle.

Tout cela met en lumière la fonction sociale et symbolique des variations linguistiques qui ne sont que rarement des choix délibérés. La variété linguistique propre à un groupe dominant s’impose comme marque de prestige et détermine l’attitude des locuteurs du groupe dominé face à leur propre variété : les colonisateurs le savent bien et un de leurs premiers soucis est de transmettre leur évaluation

Ces travaux de dialectologie urbaine ont permis de développer des méthodologies originales d’analyse de l’usage en situation authentique, l’observateur s’efforçant de ne pas fausser les données par sa présence. -variation selon les groupes sociaux : il peut s’agir de groupes constitués sur les bases de l’origine ethnique, du pouvoir économique, du sexe, de l’âge. -variation en fonction de la situation de communication : les mêmes locuteurs ne parlent pas de la même façon selon les situations (en situation formelle ou en situation familière, à l’écrit et à l’oral. A partir de cette enquête célèbre sur les adolescents noirs, l'Américain William Labov a donc recherché les corrélations entre certaines variations linguistiques et la position sociale des locuteurs et/ou la situation de communication.

Cette démarche l'a amené à isoler deux niveaux de variation : - Un niveau social : différents locuteurs d'une même langue parlent différemment. - Un niveau stylistique : un même locuteur utilise différents registres de langage (familier, soutenu...) selon la situation. Mais W. Labov remarque que l'écart entre langue courante et langue soutenue est beaucoup plus important chez un ouvrier que chez un cadre supérieur. Pour W. Labov, la langue est soumise à trois sortes de règles : -

Les règles catégoriques qu'aucun locuteur ne viole jamais. Aucun francophone ne dit : « on venons » ou « nous vient ».

- Les règles semi catégoriques, dont la violation
- fréquente - est interprétable socialement : la tournure « aller au coiffeur » est jugée populaire par la norme.
- Les règles variables
- Se méfier de l’introspection, d’une prétendue « compétence » (cf. Chomsky) : on ne touche de fait que des « performances », et il existe des procédures objectives d’analyse linguistique pour approcher la variation – qui est la règle.
- S’il y a de la variation, il convient toujours de tenter de l’expliquer : les prétendues « variantes libres » sont des variantes dont le conditionnement nous échappe mais il convient de chercher parmi les données sociales au sens large celles qui de fait conditionnent les variantes analysées.
-Se rappeler que l’on tente toujours d’enquêter sur la langue d’une communauté linguistique et non pas sur celle d’un seul individu. Se soucier nécessairement de la question de la représentativité des informateurs.

En conséquence : scepticisme quant aux « universaux », au sens où ils pourraient être présents dans toutes les langues. Mais c’est l’explication qui forge l’universalité (cf. ne pas confondre les universaux de la linguistique avec des universaux du langage !). - Intérêt particulier pour le changement linguistique : tout particulièrement les signes du changement en cours.

Toutes conditions égales, ce qui a entraîné des changements dans le passé se reproduit nécessairement maintenant (mais ne pas oublier les caractéristiques sociales qui font partie des « conditions égales »).