Texte, interprétation et praxéologie

Texte, interprétation et praxéologie


Texte, interprétation

 et praxéologie


Suivant le principe que le global (le texte) détermine le local (les mots, les phrases) tout engage la
linguistique à prendre les textes comme objet, d’autant que ce sont les seuls qui jouissent d’une réalité empirique. Le mot (palier inférieur) et la phrase (palier intermédiaire) doivent être envisagés, selon ce principe, en fonction du texte. Si le signe a été considéré comme l’unité élémentaire, le texte est défini comme l’unité fondamentale. L’enjeu est de taille : « Pour décrire la richesse des relations contextuelles, la linguistique ne peut rester dans l’espace douillet mais confiné de la phrase ; elle s’ouvre aux textes, et par là aux cultures et à l’histoire, en réaffirmant son statut de science sociale (et non formelle) » (Rastier, 1989, p.7).

Le texte est « une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque» (Rastier, 2001a, p.21). Il constitue à la fois « le palier de complexité supérieur de l’usage linguistique » (Rastier et al, 1994, p.171) et le contexte immédiat, minimal et indispensable, de l’activité interprétative dont le contexte global, maximal, est constitué par tout le corpus : « Alors que le mot, ou plus précisément le morphème, reste l’unité élémentaire, le texte est l’unité fondamentale, mais non maximale, puisque tout texte prend son sens dans un corpus » (2001a, p. 232). Considérés dans leurs structures transphrastiques, les textes constituent l’objet empirique de la linguistique, dont l’analyse se fait relativement à un corpus et à une pratique sociale.

Le système linguistique n’est pas la seule instance qui intervient dans les productions linguistiques.

Des normes diverses sont également à l’oeuvre: « Chaque texte procède d’un genre, et chaque genre est relatif à un discours (politique, religieux, scientifique, littéraire, etc.) » (Rastier, 1996b, p.17). Des normes sociales, génériques, discursives, individuelles se superposent donc aux règles linguistiques.

Chaque niveau détermine un type de contraintes spécifiques. Celles qui relèvent du système fonctionnel constituent un dialecte. Les contraintes déterminées par des normes sociales, génériques ou discursives définissent un sociolecte. Enfin, les régularités propres à un individu particulier renvoient à un idiolecte. La sémantique interprétative, en reprenant le projet comparatif et historique qui fonde les sciences sociales, peut rendre compte, dans le cadre d’études empiriques de corpus, de ces différentes régularités au sein des textes.

Si les textes sont des performances sémiotiques, et si toute performance sémiotique engage un dispositif polysémiotique, et non la seule compétence linguistique, les rapports entre langue et parole sont alors réexaminés. La sémantique interprétative, plaidant pour une conception non antinomique de la dualité langue/parole (Rastier, 2004), postule précisément que l’espace des normes, génériques, discursives (ou plus généralement sociales) constitue un niveau intermédiaire entre les virtualités qu’offrent la langue (le système, le dialecte) et les actualisations que permet de réaliser la parole (le procès, l’idiolecte).

La notion de discours est ici reformulée. Le discours ne renvoie pas à une de dimension du langage,
habituellement opposé au texte, mais à la contrepartie sémiotique d’une activité sociale. Cette acception est conforme à la perspective praxéologique, dont l’objectif directeur demeure la description des performances sémiotiques au sein de situations sociales réelles. Dans cet usage, le concept de discours renvoie à un ensemble de genres liés à une pratique sociale. Au sein du discours scientifique, par exemple, on rencontre des articles, des thèses, des monographies, des comptes rendu, des cours, etc. Ces quelques propositions résument rapidement le projet d’une poétique généralisée (Rastier, 2001a, ch. 8), qui vise à traiter non plus seulement du discours littéraire ou journalistique, mais de tous types de discours, y compris le discours scientifique.

L’activité interprétative vise donc exclusivement la description d’un texte. S’il lui arrive occasionnellement de s’assigner le but de rendre compte des paliers inférieurs, cela n’est possible, en bonne méthode, que relativement au texte, conçu comme contexte immédiat du travail interprétatif.

L’interprétation doit en outre tenir compte de la situation historique et culturelle d’énonciation, la pratique sociale au sein de laquelle le texte a été produit. Plus fondamentalement donc, ce programme est une praxéologie linguistique selon laquelle chaque pratique sociale comporte une instance linguistique.


1. Les régimes de la textualité

Les textes sont produits, reçus et lus, et les structures textuelles, qui s’organisent sous forme d’univers sémantiques, induisent des impressions référentielles qui revoient à des mondes réels, possibles ou fictifs. Ces trois paramètres, production, réception et référence, définissent trois régimes de la textualité : « Le mode génétique détermine ou du moins contraint la production du texte ; ce mode est lui-même contraint par la situation et la pratique. Le mode mimétique rend compte de son régime d’impression référentielle. Enfin le mode herméneutique régit les parcours d’interprétation» (Rastier, 2001a, pp. 233- 234).

Ainsi, l’ordre herméneutique/génétique et l’ordre référentiel (mimétique) s’ajoutent dans ce cadre
conceptuel aux traditionnels ordres syntagmatique et paradigmatique distingués en linguistique, et le corpus devient le lieu privilégié pour l’étude des régimes de la textualité 25.

L’ordre herméneutique/génétique pose la question des conditions d’interprétation et de production des
performances sémiotiques. Cette exigence découle de l’hypothèse selon laquelle la production des textes ne se réduit pas à une codification abstraite, pas plus que leur lecture ne se réduit à un processus de décodage. Tout se qui affecte la situation d’énonciation/réception (facteurs pragmatiques, bien entendu, mais aussi contexte culturel et historique au sens large) relève de l’ordre herméneutique/génétique (Rastier, 2009, p. 283). Un texte est écrit dans un genre et un discours définis relativement à une pratique sociale. Pour être lu correctement, il doit être rapporté aux conditions relatives à la pratique sociale où il est produit. Si « l’appréhension du palier de complexité supérieur, celui du texte, commande celui des niveaux de complexité inférieur », mots, phrases, ou passages, il reste que « la globalité de la pratique sociale commande la globalité du texte » (Rastier, 2001a, p. 107). Le statut théorique de l’ordre herméneutique ainsi conçu n’est pas défini par la philosophie en fonction d’une problématique philosophique, mais par la sémantique en fonction d’une problématique linguistique. Il relève donc, non pas de la discipline philosophique, mais de la discipline linguistique qui le régit épistémologiquement : « Il témoigne d’une herméneutique intégrée, qui prend […] la forme d’une sémantique interprétative, et non d’une herméneutique intégrante dont l’aboutissement serait une philosophie du sens » (Ibid., p. 108) Si l’ordre herméneutique renvoie à l’incidence de la pratique sociale sur le texte, l’ordre référentiel par contre souligne l’incidence du texte (performance sémiotique) sur la pratique où il est produit et interprété.

Cela découle d’un principe plus général qui accorde à la sphère sémiotique une autonomie vis-à-vis de la sphère physique et celle des représentions mentales 26. Le monde sémiotique remplit, dans ce cadre, une fonction médiatrice entre le monde physique et le monde psychologique, en contraignant la formation des représentations. Sans lui, les représentations que l’on se fait du monde biologique ou social ne sont guère possibles. Il jouit à ce titre d’une objectivité qui fait de lui, non pas un simple pôle passif déterminé de l’extérieur, mais un pôle actif qui exerce une influence sur le non-sémiotique, comme les représentations mentales ou sociales, dont il reçoit à son tour des déterminations.


2. Parcours au sein du passage et entre passages

L’activité interprétative procède d’un point de vue qui la détermine. Ce point de vue se concrétise dans toutes les étapes de la construction d’un parcours interprétatif, «ensemble d’opérations permettant d’assigner un ou plusieurs sens à un texte ou un passage » (Rastier 2001a). Le passage, dont la sélection constitue une opération déterminante dans tout parcours, est l’unité textuelle élémentaire (Rastier, 2001, p.24). La linguistique, en renouant avec les textes et les corpus, renoue avec la philologie et l’herméneutique, la première pour les établir, la seconde pour les interpréter (Rastier, 2011, p. 18). La notion de point de vue relève ainsi de l’herméneutique, celle de garantie de la philologie. Ces deux notions rendent compte, dans la sémantique textuelle, des enjeux que recèle toute sélection de passage, et du rôle que ce dernier occupe dans le processus d’objectivation du sens: « Chaque interprétation isole, construit, analyse et hiérarchise des passages sur le modèle du commentaire. Elle les recontextualise en elle, tout en permettant d’accéder à sa source : comme le texte commenté revêt la fonction de garant et le commentaire concrétise le point de vue qui préside à la description, la donnée construite qu’est le passage sert de médiation objectivante entre le texte et sa
description » (Rastier, 2008, p.6).

La contextualisation est au coeur de l’interprétation. Elle se fait à trois niveaux principaux, au sein d’un passage, entre passages du même texte et entre passages de textes différents. Ainsi, suivant ces trois niveaux, un passage est rapporté :

(i) à son voisinage, selon des zones de localité (syntagme, période) de taille croissante ;

(ii) à d’autres passages du même texte, convoqués soit pour des tâches d’assimilation, soit de contraste ;

(iii) enfin à d’autres passages d’autres textes, choisis (délibérément ou non) dans le corpus de
référence, et qui entrent, par ce choix, dans le corpus de travail. » (Rastier, 2001a, p. 92)

Les deux premiers niveaux relèvent de l’intratextualité, le troisième en revanche relève de
l’intertextualité. Dans les textes du même corpus, les liens intertextuels jouent ainsi un rôle dans la
contextualisation : « Au principe de contextualité répond le principe d’intertextualité qui s’applique à un autre palier, mais de manière analogue : deux passages de textes différents, si brefs soient-ils, et fussent-ils réduits à la dimension d’un signe, sélectionnent réciproquement, dès qu’ils sont mis côte à côte, des éléments de signification (sèmes) » (2001a, p. 92).

Complémentairement à la contextualisation, il convient de détailler la notion de transformation textuelle, dans un même texte ou entre textes différents (cf. notamment, Rastier, 2001a et 2008). Dans le cadre de la conception morphosémantique selon laquelle le sens résulte de la perception de formes (groupement stable de sèmes) contrastant sur des fonds (isotopie génériques), l’activité interprétative est un travail de mise en évidence de ces formes et de ces fonds, en même temps qu’une description de leur évolution dans le temps textuel ou historique.

Les formes sémantiques, dans un même texte (temps textuel), ou d’un texte à l’autre (temps
historique) subissent en effet des transformations, qui se manifestent par la perte ou l’ajout d’un ou de
plusieurs traits spécifiques, par l’apparition ou la disparition de fonds sémantiques. La même forme peut ainsi se profiler, en passant d’un passage à l’autre, sur deux fonds sémantiques différents. La notion d’habitus (Bourdieu, 1979), ou celle de système mythico-rituel (Bourdieu, 1980), donnent à voir le cas de molécules sémiques qui se transposent indéfiniment d’un domaine de la pratique (fond sémantique) à l’autre, de la cuisine au tissage, de l’agriculture à la sexualité, de la consommation culturelle à l’opinion politique, etc.

Les différents états d’une même forme constituent une famille de transformations, et les textes (ou
passages) où elles sont identifiées appartiennent à la même lignée de réécriture (Rastier, 2008). Un passage est ainsi le point d’aboutissement de la transformation des passages qui le précèdent, et le point de départ de la réécriture de ceux qui le suivent.

Parallèlement aux deux principes de contextualisation, on peut distinguer deux types de
transformations sémantiques, renvoyant à deux parcours différents, mais complémentaires, l’un intratextuel, l’autre intertextuel. Dans un même texte, la transformation est orientée par le temps textuel. Les changements se font dans cette situation sans variable diachronique, puisque la datation est la même pour les deux passages.

D’un texte à l’autre, le parcours devient au contraire intertextuel et fait intervenir le temps historique.
Les deux passages sont en effet séparés par un intervalle temporel. Dans cette situation, le passage-cible, objet de l’interprétation, constitue l’intertexte herméneutique du passage-source, et celui-ci occupe par rapport à celui-là le statut d’intertexte génétique (cf. Rastier, 2008). L’intertexte herméneutique réécrit ainsi son intertexte génétique.
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