Principes de la micro-sémantique

Principes de la micro-sémantique


Principes de 

la micro-sémantique



La micro-sémantique comprend une typologie des classes sémantiques et des sèmes, et une
théorisation des relations contextuelles (isotopies minimales). Dans ce cadre, si l’on admet bien, selon la perspective différentielle, que le lexique d’une langue est constitué d’unités entretenant les unes avec les autres divers types de relations sémantiques, de ressemblance ou d’identité, d’opposition ou de non-identité, il reste que ces relations sont à l’oeuvre dans des classes sémantiques, fonctionnant comme des paradigmes de définition : « La langue, écrit Greimas, n’est pas un système de signes, mais un assemblage […] de structures de signification » (Greimas, 1986, p. 20). Une unité linguistique n’entre donc pas en relation avec toutes les autres, mais se définit relativement à une classe.


1. Typologie des classes sémantiques

Une classe sémantique est un ensemble de contenus qui regroupe des éléments (des sémèmes) qui
possèdent, d’une part, des traits communs permettant leur appariement et, d’autre part, des traits distinctifs permettant leur différenciation. Sémantique interprétative (Rastier, 2009, première édition, 1987) distingue trois types de classes sémantiques, taxème, domaine et dimension, auxquelles s’ajoute celle de champ sémantique introduite dans Rastier et al., 1994.


1.1. Les taxèmes

Un taxème est « une classe de sémèmes minimale en langue » (Rastier, 2009, p. 276). C’est au sein du taxème que sont définis les sèmes spécifiques et le sème le moins générique (voir infra 2.2). Par exemple, le taxème //couvert// comprend les sémèmes ‘couteau’, ‘fourchette’ et ‘cuillère’4. Ces trois sémèmes ont en commun le sème générique /couvert/, et s’opposent au sein de leur taxème par les sèmes /pour couper/, /pour piquer/ et /pour puiser/. « Les énumérations linéarisent souvent des taxèmes ; soit par exemple ce taxème de la crise économique : // ‘récession’, ‘dépression’, ‘déflation’, ‘stagnation’, ‘stagflation’// (Le Monde, 09. 06. 93) » (Rastier et al., 1994, p.62). Les taxèmes reflètent des situations de choix. Par exemple, dans le domaine //moyen de transport// ‘autobus’ et ‘métro’ appartiennent au taxème // intra-urbain//, tandis que ‘autocar’ et ‘train’ relèvent du taxème //inter-urbain//. Cette classification tient au fait qu’on choisit un moyen de transport en fonction de sa destination (Rastier, 2009, p.51).


1.2. Les domaines

« Le domaine est un groupe de taxèmes » (Rastier, 2009, p.49). Le taxème //couvert//, par exemple,
appartient au domaine //alimentation// qui comprend aussi les taxèmes : //ingrédients//, //personnel de
cuisine//, //aliments//, etc. Un domaine particulier renvoie à un type de pratique sociale déterminée, et tous les taxèmes qui en relèvent sont relatifs à cette pratique sociale. Par ailleurs, « les indicateurs lexicographiques comme chim. (chimie) ou mar. (marine) sont en fait des indicateurs de domaine » (Rastier et al., 1994, p.62). Au sein du même domaine, il n’existe pas de polysémie. L’exemple de canapé (Rastier, 2009, p. 49) permet, entre autres, d’illustrer ce point. Alors que, dans le domaine //alimentation//, canapé manifeste le trait / tranche de pain/, dans le domaine //habitation//, il actualise le sème /siège/. La pluralité de sens de canapé est donc éliminée pour peu qu’on précise le domaine sémantique dont relève l’occurrence considérée. Chez Pierre Bourdieu, les champs sociaux, dans ses travaux sur l’espace social français (cf. par exemple, Bourdieu, 1979), ou les domaines de la pratique, dans ses descriptions du monde kabyle (cf. Bourdieu, 1980), se laissent analyser en termes de domaines sémantiques. Des connexions métaphoriques peuvent relier des éléments relevant de domaines sémantiques différents : par exemple (dans Bourdieu, 1976),


1.3. Les dimensions

Une dimension est une classe de généralité plus grande que le domaine. En nombre très restreint,
quelques dizaines au plus dans une seule langue, les dimensions subsument diverses oppositions. Leurs lexicalisations donnent par exemple en français : ‘vénéneux’ vs ‘venimeux’ pour l’opposition //végétal// vs //animal//, ‘bouche’ vs ‘gueule’ pour l’opposition // humain// vs //animal// (Rastier, 1989, p. 56). Les dimensions sémantiques sont organisées en petites catégories fermée et s’opposent généralement deux à deux : //animal// vs //humain// ; //nature//vs //culture// ; //humain// vs //divin// ; //animé// vs //inanimé//, //vie// vs //mort//, //théorique// vs //pratique//, //concret/ vs //abstrait//. Dans les textes de Bourdieu (1964,1977) l’opposition //traditionnel// vs //moderne// et l’opposition //intériorité// vs //extériorité// fonctionnent comme des dimensions sémantiques. C’est au sein des dimensions que sont définis les sèmes macrogénériques (cf. infra 2.2.1). Des contenus relevant de deux dimensions différentes peuvent rentrer en connexion métaphorique. Par exemple, dans un article de Pierre Bourdieu5, une telle connexion s’établit entre ‘texte’, relevant de la dimension //moderne//, et ‘mémoire’, relevant de la dimension //traditionnel//, par le biais du trait /conservation de la culture/ ; et entre ‘loi du marché’ {/moderne/, /sanction/} et ‘code de l’honneur’ {/traditionnel/, /sanction/} par la médiation du trait /sanction/.

Si les membres d’un même taxème appartiennent toujours à la même dimension, les membres d’un
même domaine peuvent relever de dimensions différentes. François Rastier cite, à ce propos, l’exemple de ‘blanquette’ (//inanimé//) et de ‘cuisinier’ (//animé//) qui relèvent tous les deux du domaine //alimentation// (Rastier, 2009, p.59).


1.4. Les champs

Dans Sémantique pour l’analyse 6cette catégorisation en trois classes est modifiée avec l’introduction d’une quatrième classe, celle de champ sémantique : « Le champ est un ensemble structuré de taxèmes ; par exemple le champ //moyens de transport// comprend des taxèmes comme //‘autobus’, ‘métro’, ‘RER’//, et //‘autocar’, ‘train’// » (Rastier, 2005).

Contrairement aux taxèmes, aux domaines et aux dimensions, les champs ne sont pas des classes définies en langue, mais « des espaces sémantiques intermédiaires et temporaires qui correspondent à l’activité en cours » (ibid.). Dans La distinction7, les classes sociales fonctionnent par exemple comme des champs sémantiques, au moment où les fractions de classes, rentrant dans la composition des classes sociales, correspondent à des taxèmes. Ainsi, par le biais du trait /capital culturel élevé/, le taxème des professeurs occupe, au sein du champ sémantique de la classe dominante, une position homologue à celle qu’occupe le taxème des instituteurs au sein du champ sémantique des classes moyennes.


2. Typologie des sèmes ou des traits sémantiques

Les traits sémantiques ou les sèmes se définissent au sein des classes distinguées plus haut. Rastier définit le sème comme « la plus petite unité de signification définie par l’analyse » (2001a, p. 302), tout en précisant, avec Bernard Pottier, qu’il représente : « le trait distinctif sémantique d’un sémème, relativement à un petit ensemble de termes réellement disponibles et vraisemblablement utilisables chez le locuteur dans une circonstance donnée de communication »8 . Il existe deux grandes divisions de sèmes. La première oppose les sèmes génériques aux sèmes spécifiques, la seconde les sèmes inhérents aux sèmes afférents.


2.1. Sèmes génériques / Sèmes spécifiques

Dans une classe sémantique, nous l’avons dit, il existe deux types de relations, et « la définition des sèmes génériques et des sèmes spécifiques est relative à une classe de sémèmes » (Rastier, 2009, p.49). Les sèmes génériques permettent des relations d’équivalence, les sèmes spécifiques des relations d’opposition. En d’autres termes, les sèmes génériques notent l’appartenance d’un sémème à une classe sémantique (taxème, domaine ou dimension) et les sèmes spécifiques opposent des sémèmes au sein de la classe sémantique de moindre généralité (taxème):

i) les sèmes microgénériques indexent des sémèmes différents au sein d’un même taxème. Ainsi le
trait /couvert/ est dit microgénérique parce qu’il est commun aux sémèmes ‘couteau’, ‘fourchette’ et ‘cuillère’ ; le sème /pour s’asseoir/ est également microgénérique car il note l’appartenance de ‘canapé’, ‘tabouret’, ‘fauteuil’ au taxème //siège//.

ii) les sèmes mésogénériques indexent des sémèmes différents au sein d’un même domaine. Ainsi le
sème /alimentation/ se définit comme mésogénérique vu qu’il note l’appartenance de sémèmes comme ‘cuisinier’, ‘couvert’, ‘restaurant’ au même domaine sémantique. Le trait /économie/ est mésogénérique et note l’appartenance de ‘monnaie’, ‘marché’,‘marchandise’ au domaine économique.

iii) les sèmes macrogénériques enfin permettent d’associer un sémème à une dimension sémantique : ‘on’ dimension //animé// vs ‘ça’ dimension //inanimé//. Ces traits de grande généralité sont définis comme des sèmes dimensionnels. Ils indexent des sémèmes (contenus sémantiques) à des dimensions. Le trait /non-matériel/ est, par exemple, un sème macrogénérique qui s’actualiste dans ‘symbolique’, ‘culture’, ‘honneur’, etc.

iv) contrairement aux sèmes génériques, les sèmes spécifiques opposent à l’intérieur d’une même
classe (un taxème) des sémèmes entre eux. Dans une classe comme //couverts//, les sèmes /pour prendre/ et /pour couper/ sont dits spécifiques parce qu’ils permettent de distinguer entre ‘cuillère’ et ‘couteau’. Dans Le bal des célibataires9, le trait /aîné/ est par exemple un sème spécifique relativement au taxème //rang de naissance//.

Le sémème ‘couteau’ contient ainsi les sèmes inhérents suivants :

-sème microgénérique /couvert/ (qui note son appartenance à un taxème) ;
-sème mésogénérique /alimentation/ (qui note son appartenance à un domaine) ;
-sèmes macrogénériques /concret/, /inanimé/ (qui notent son appartenance à deux dimensions) ;
-sème spécifique /pour couper/ (qui le distingue des autres membres de son taxème).


2.2. Sèmes inhérents / Sèmes afférents

La catégorisation sèmes génériques/ sèmes spécifiques ne tient compte que des contraintes du système linguistique. La distinction complémentaire sèmes inhérents/sèmes afférents permet, au contraire, de rendre compte de la diversité des normes : « les sèmes inhérents relèvent du système fonctionnel de la langue ; et les sèmes afférents d’autres types de codification : normes socialisées, voire idiolectales » (Rastier, 2009, p.44). Dans le glossaire d’Arts et sciences du texte (Rastier, 2001a) on peut lire les définitions suivantes : « Sème inhérent : sème que l’occurrence hérite du type, par défaut. » « Sème afférent : extrémité d’une relation antisymétrique entre deux sémèmes appartenant à des taxèmes différents. Il est soit activé par instruction contextuelle quand il est socialement normé (ex. : /irénique/ pour ‘colombe’ vs /polémique/ pour ‘corbeau’), soit propagé par prédication et/ou qualification».

Cette définition appelle deux observations:

==d’une part, les sèmes inhérents sont prescrits par le système fonctionnel de la langue. Ils sont actualisés chaque fois que le contexte ne l’interdit pas ;

==d’autre part, les sèmes afférents ne sont actualisés que lorsqu’une indication le requiert. Ils sont de
deux types : contextuels si l’indication appartient au contexte linguistique, socialement normés si leur
actualisation est commandée par des valeurs sociales comme les topoi par exemple.

La division sème afférent /sème inhérent se superpose à la première (sème générique /sème spécifique), si bien que tout sème générique ou spécifique peut être inhérent s’il est prescrit par le système linguistique ou afférent s’il est actualisé au moyen d’autres normes.

Le travail sur corpus nous semble pouvoir se dispenser de cette distinction, dans la mesure où on ne
travaille que sur des sèmes réellement actualisés dans les textes étudiés.10 L’identification des sèmes, y compris celle des sèmes inhérents, dépend du contexte, non seulement parce que « rien ne peut être
représenté en langue qui n’ait été auparavant décrit en contexte » (Rastier, 2009, p. 63), mais aussi parce qu’un sème inhérent peut aussi bien être virtualisé en contexte, malgré les prescriptions de la langue.

L’interprétation rend compte, non pas de règles, mais de normes contextuelles, discursives ou individuelles.

Le contenu ‘économie’ par exemple actualise régulièrement, dans l’idiolecte bourdieusien, le sème
/restreint/, car selon Bourdieu « l’économie au sens large » doit rendre compte aussi bien de l’ordre nonéconomique que du profit symbolique qui définit ce dernier. Par exemple, les contenus ‘texte’ et ‘mémoire’, tels qu’on peut les reconstruire chez Bourdieu (1976), peuvent être représentés de la manière suivante :

- ‘mémoire 1’ : /conservation de la culture/, /culture/, /traditionnel/, /incorporation/ ;
- ‘mémoire 2’ : /conservation de la culture/, /culture/, /moderne/, /incorporation/ ;
- ‘texte’ : /conservation de la culture/, /culture/, /moderne/, /objectivation/.

Pour analyser ces contenus, il convient de distinguer deux univers sémantiques, celui de la tradition des sociétés sans écriture, et celui de la modernité de la raison graphique (cf. Goody, 1979). Le contenu ‘mémoire 1’ appartient au premier univers, alors que les contenus ‘mémoire 2’ et ’texte’ relèvent du second.

Les trois contenus ont en commun le sème domanial /culture/ ; ‘mémoire 1’s’oppose doublement à ‘texte’, par les sèmes dimensionnels /traditionnel/ et /incorporation/ ; ‘mémoire 2’ a en commun avec ‘texte’ le sème dimensionnel /moderne/, et s’oppose à lui par le sème dimensionnel /incorporation/. Le trait /conservation de la culture/ est un sème spécifique qui permet de relier un contenu relevant d’un univers à un contenu relevant d’un autre univers (‘mémoire 1’/traditionnel/ et ‘texte’ /moderne/), ou deux contenus relevant d’un même univers, mais qui s’opposent par deux autres sèmes dimensionnels (‘mémoire 2’ : /moderne/, /incorporation/ et ‘texte’:/moderne/, /objectivation/).
mots-clés