Comment nommer et classer : les pièges de la définition

Comment nommer et classer : les pièges de la définition

Comment nommer et classer : les pièges de la définition


Dans un récent article à propos de l’utilisation du terme « francophone », B. Chikhi (2008 : 143-154) dénonce les « guerres de dénomination » auxquelles se livrent la critique universitaire et l’édition, la « classification impulsive », les « maladresses de la catégorisation » et la « théorisation hâtive » pour leur opposer la complexité des écrits. Jamais, rappelle-t-elle, lorsqu’elle enseignait la littérature en Algérie, elle n’a utilisé « une seule fois l’épithète "francophone" ni le substantif "francophonie". C’est en effet au début des années 1980 que les deux termes, longtemps tenus à l’écart, font leur entrée en force dans le domaine littéraire au détriment de « francité » proposé au départ par Senghor. Que cachent ces guerres de dénominations : « une distinction pour désigner une spécificité ou une
distinction pour discriminer » ? (Chaulet-Achour, 2006 : 14) L’option pour la seconde proposition semble très tentante.

A un autre niveau, il s’agit aussi de questionner le singulier dans « littérature francophone » puis le glissement vers le pluriel « littératures francophones ». Il n’est pas question de retracer l’évolution de ce terme ainsi que du substantif depuis l’emploi du géographe Onésime Reclus en 1880 à nos jours15 mais de montrer les mécanismes à l’oeuvre et ce qu’ils sous-entendent et produisent dans l’appellation « littérature francophone ».

Comment expliquer le passage du singulier au pluriel ? 

Jusqu’aux années 1980, qui marquent le retour du terme « francophonie », les textes littéraires rédigés hors de France étaient rangés sous des étiquettes qui rappelaient systématiquement le pays d’origine de l’auteur : « littérature française d’Afrique », « littérature maghrébine d’expression française », «littérature d’Afrique noire de langue française ». Petit à petit, s’est imposée la terminologie « francophone », au singulier d’abord pour qualifier, normalement, tout texte écrit en français indépendamment du contexte géographique.

Un ensemble plus vaste est créé, appelé littératures francophones sans que pour autant la littérature française y soit incluse. Joubert rappelle qu’un « glissement sémantique a peu à peu affecté l’expression ″littérature francophone″ sensible dans le passage du singulier au pluriel (Joubert/Delas, 1995 : 150), pluriel qui marque à jamais l’éviction de l’écrivain non français du champ littéraire hexagonal, même s’il écrit dans cette langue.

La configuration de cette nouvelle frontière littéraire géographique va déterritorialiser la production littéraire francophone hors de France, et les espaces visés, quand bien même ils ne seront jamais nommés explicitement, seront les pays anciennement colonisés, autrement dit une partie du continent africain. Les littératures francophones vont ainsi désigner les littératures qui n’appartiennent ni au territoire national ni à la tradition littéraire occidentale.

Les « littératures francophones » sont donc séparées de « la littérature française » (Joubert/ Delas, 1995 : 150). Et Joubert et Delas de se demander s’il s’agit d’une « ruse de l’impérialisme français » qui pratique une exclusion fondée sur une inégalité : le sentiment de supériorité basé sur la longue histoire de la littérature française. De fait, cette logique exclusive impose un constat : on suppose des pays anciennement colonisés qu’ils n’ont pas une longue tradition littéraire.

Celle-ci serait née dans les années précédant les décolonisations. Ainsi, ceux et celles qui ont fait le choix d’écrire dans la langue française se retrouvent déclassés dans le classement des classeurs puisqu’ils sont rangés à part, dans un rayon annexe, appelé « francophone », suggérant une histoire littéraire qui n’en serait qu’à son balbutiement.

Pour faire écho à la position de Chikhi précédemment citée ainsi que pour répondre à la question rhétorique de Ch. Chaulet-Achour, le point de vue de quelques écrivains peut apporter des éléments de réponse. Dans le numéro spécial du Nouvel Observateur 16 consacré à la francophonie, Wolton déclare que « la francophonie est un objet non identifié dans l’Etat français » quand d’autres, romanciers ou essayistes comme Condé, Nimrod, Mabanckou, Mbembe, avouent ne pas comprendre la signification du terme francophone ou accusent tout simplement la France de « se considérer comme le centre d’un monde où ils [les écrivains francophones ] sont condamnés à jouer les satellites »17. La même année, dans un autre journal, la journaliste Lila Azam Zanganeh demande à Glissant
s’il est « un écrivain francophone ? ». Il répond : […]la langue qu’on écrit fréquente toutes les autres. C’est-à-dire que j’écris en présence de toutes les langues du monde. » Elle relève le paradoxe qui frappe des écrivains francophones comme Mabanckou qui « Outre-Atlantique, […] est un écrivain français. A Paris, il est à jamais, et en dépit de sa double nationalité, un écrivain congolais. »

Le même Mabanckou déclare qu’un « Africain peut certes écrire en français, mais en France, on lui rappellera toujours qu’il est, quoi qu’il en ait, un écrivain de telle contrée lointaine ». La force du discours social réside dans ce que Bourdieu appelle « la production de la croyance » (Bourdieu, op.cit. : 279) dans le sens où la construction discursive de l’identité francophone oriente les positions et dispositions du lecteur dans son univers de croyance.
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