L’Art de la littérature: le siècle de la littérature

L’Art de la littérature: le siècle de la littérature


L’Art de la littérature: 

le siècle de la littérature


Ce livre s’inscrit dans le prolongement d’un premier essai sur le XIXe siècle, La Crise de la littérature, publié en 20021. Bien sûr, un tel titre ne voulait pas suggérer, en conformité avec un déclinisme masochiste assez bien porté de nos jours et à très courte vue historique, que s’ouvrait à l’aube de notre modernité je ne sais quelle décadence fatale pour la littérature, mais simplement qu’elle en était passée, dans des circonstances très particulières, par une phase de mutation décisive pour son devenir : je redirai bientôt laquelle. De même, je ne prétends nullement ici que la littérature du XIXe siècle aurait le privilège d’une dignité artistique que bien d’autres périodes seraient en droit de revendiquer pour elles-mêmes, au moins avec autant de vraisemblance. En revanche, je défendrai la thèse que jamais la littérature – et non plus seulement la poésie, en vertu d’un héritage artisanal remontant à la plus haute antiquité – n’avait tiré à ce point sa valeur, davantage encore sa raison d’être, d’une certaine idée qu’elle s’est faite de l’art et de sa propre mission artistique. À propos de
« littérature », je dois dire d’emblée que j’entends par là, pour l’essentiel, la littérature canonique et ses incarnations héroïques que sont les « grands écrivains » : j’aurai aussi à me justifier de cette restriction, dont je ne suis pas coutumier

De fait, on ne ne peut qu’être sidéré par le nombre et l’importance des « héros » de l’histoire littéraire se pressant en masse en un si court laps de temps, des inventeurs de formes, des géants de l’écriture, des voleurs du feu littéraire, éternels mythes vivants de notre culture moderne : Chateaubriand, Lamartine, Stendhal, Hugo, Balzac, Baudelaire, Flaubert, Verlaine, Rimbaud, Zola, Mallarmé, etc. – sans parler de tous les demi-dieux jouissant dans le champ littéraire ou académique d’un culte plus local, mais non moins fanatique. Plutôt que de multiplier les palmarès toujours révocables, le plus simple, pour commencer d’apprécier ce qui se joue de si singulier en ce XIXe siècle, est de le comparer aux deux époques qui, plus que toute autre, pourraient légitimement lui disputer une sorte de prééminence : le XVIIe siècle, qui assurera durablement le prestige de la culture classique en Europe, et le XXe siècle, où, au moins jusqu’aux Trente Glorieuses, la littérature française acquiert un prestige et un éclat mondial dont elle n’a pas fini de regretter amèrement la disparition.

Le classicisme, auquel les traditionalistes identifient depuis la Révolution jusqu’aujourd’hui encore le génie national, a fourni à l’École pendant plus de deux siècles tous ses modèles littéraires et rhétoriques. Or, si l’on néglige toutes les nuances qu’une histoire littéraire scrupuleuse peut apporter, il n’en reste pas moins, dans son principe, l’émanation d’une culture voulue, favorisée et contrôlée par un pouvoir monarchique autoritaire et centralisateur.

Cette collusion entre l’excellence littéraire et le despotisme – pas encore éclairé – constitue le péché originel de la littérature française, qui se manifeste par deux traits définitoires. D’une part, la maîtrise formelle se paie d’un renoncement au libre débat intellectuel : on fera même un lieu commun de l’idée (heureusement très contestable) que l’attachement excessif à la pensée se paie par la médiocrité de l’expression. Flaubert, lui aussi soumis à la censure et admirateur des grands classiques, comme tous les écrivains français, dira à son tour qu’il ne peut y avoir de meilleur livre qu’un « livre sur rien », puisque « les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière3 ». D’autre part, cet élitisme anti-démocratique, si prégnant dans l’idéologie littéraire française, a pour corolaire le primat de la forme sur le fond, le postulat que la littérature vaut non par ce qu’elle dit mais par sa manière de le dire, d’autant qu’on a vite fait de se convaincre que, de toute façon, tout ce qu’elle a à dire découle
de sa manière de le dire – au plus grand bénéfice des critiques littéraires et des spécialistes du commentaire.

Quant à l’autre âge d’or de la littérature française – on pourrait l’appeler l’ère Gallimard, tant on l’associe au poids de quelques grands éditeurs littéraires, dans l’entre-deux guerres, et, en particulier, du plus puissant et prestigieux d’entre eux –, il a bénéficié de la véritable nationalisation littéraire qu’a opérée la Troisième République. Dans l’esprit de revanche qui suit le désastre de 1870, c’est dans l’exaltation du passé national – des hauts faits et des grandes dates, mais surtout du mythe de la grandeur culturelle et, avant tout, de la littérature des chefs-d’oeuvre, ancrée dans les provinces – que se forgera le nouvel esprit français. Les républicains – et singulièrement la génération des grands réformateurs laïques des années 1880 – assignent alors à la littérature le devoir d’incarner les valeurs de la République : concrètement, c’est de l’École qu’est venue cette intégration de la littérature à l’idéologie républicaine. La consécration de la littérature a induit une série de représentations et d’images qui se sont constituées en système et qui forment l’idéologie littéraire ordinaire, partagée à peu près par tous les lecteurs. C’est alors que la littérature est figée dans une définition étroitement esthétique, autour de la triade roman-théâtre-poésie. Ce moment triomphal est à bien des égards assez comparable au siècle classique : on y retrouve la même articulation du littéraire et du politique, la même vénération de la forme belle, fondée sur une certaine idée de l’excellence nationale.

On mesure, par différence, la singularité extraordinaire de la littérature du XIXe siècle, qui est au contraire marquée par un écart maximal entre son ambition et les moyens dont elle a disposé pour la réaliser. Jamais elle ne s’était vue assigner une mission aussi héroïque qu’au lendemain de la Révolution, au plus fort du romantisme politique où, partout en Europe, les grands écrivains ont cru pouvoir incarner la nouvelle conscience des nations. Jamais pourtant elle n’avait à ce point été ébranlée dans ses certitudes, remise en cause dans l’autorité qu’elle tirait de son histoire, que pendant les décennies qui ont immédiatement suivi, dès la monarchie de Juillet pour la France, lorsque l’économie née de la révolution industrielle engendre elle-même une société nouvelle et bouleverse brutalement l’ensemble de la culture et, notamment, les conditions d’exercice de l’activité littéraire.

C’est ce hiatus vertigineux entre sa grandeur rêvée et sa précarité effective qui explique l’allure vaguement monstrueuse de toutes les grandes oeuvres littéraires, ainsi que l’affirmation solennelle d’une vocation artistique qui s’impose comme l’asile glorieux de toutes les illusions perdues4. Alors que le sol semblait se dérober sous les pieds des écrivains, du moins leur fallait-il se sauver, eux. L’art pour l’art – car « l’art pour l’art », formulé ainsi ou autrement, voire simplement présupposé, devient l’idéal partagé par les auteurs, même les plus engagés – n’est pas ce slogan d’allure manifestaire qu’en fait le jeune Théophile Gautier, dans Mademoiselle de Maupin, mais le préalable à toute littérature un tant soit peu réaliste (à tous les sens du terme) ; c’est pourquoi il n’est pas non plus l’expression d’une conformité à une quelconque norme esthétique, comme au temps du classicisme, mais au contraire l’affirmation du droit à la singularité, le privilège pour chaque créateur de se fixer ses moyens et ses fins, le signe d’une marginalité qu’on fait semblant de présenter comme une élection et à laquelle, sur le plan des pratiques sociales, la bohème donne au même moment ses décors pittoresques.

On pourrait le résumer ainsi : l’écrivain-artiste, à un moment où il rompt avec une société dont il ne reconnaît plus les valeurs et sur laquelle il n’a plus aucune prise, décide de tirer de sa vocation artistique une morale provisoire : l’art sera son arche de Noé, en attendant des jours meilleurs – même s’il fait tout, comme Victor Hugo, pour qu’ils arrivent au plus vite.