La littérature précaire

La littérature précaire

La littérature précaire


Il est temps de revenir à ce que j’ai appelé la « crise de la littérature ». La révolution de 1830, en faisant basculer la France dans l’ère libérale, provoque un vrai séisme qu’on peut schématiser en trois points : il va d’ailleurs de soi que, à quelques décennies près et avec des rythmes ou des intensités variables, le même phénomène est repérable dans l’ensemble des nations occidentales.

Le premier trait, qui a retenu l’attention des contemporains puis a été très largement développé et théorisé par la critique marxiste du XXe siècle, découle directement de l’entrée dans l’ère du capitalisme industriel. Dans des pays de culture chrétienne où la spiritualité religieuse avait été exaltée depuis des siècles et où, plus récemment, l’idéal politique, porté par les revendications des peuples, avait été donné comme le moteur de l’Histoire, la dynamique nouvelle, fondée sur la logique économique et la recherche du profit individuel ou collectif, apparaissait pour la plupart des intellectuels ou des écrivains comme une régression vers cette vie purement matérielle dont le progrès des civilisations aurait dû éloigner l’humanité – à cette différence scandaleuse que le matière nouvelle, l’argent, n’était pas la nature brute, extérieure à l’homme, mais une matière produite par lui et indéfiniment renouvelable, l’argent.

Cette condamnation argumentée du « matérialisme » ou, comme on disait déjà, de l’ « américanisation » du monde, forme l’essentiel de la pensée politique de Balzac ; elle constitue l’argument du flamboyant et implacable réquisitoire de Baudelaire, dans ses Fusées, dont il vaut la peine de transcrire au moins les premières lignes, qui donnent le ton : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe.

Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? – Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? »

En second lieu, cette évolution générale entraîne l’émergence d’un nouveau public (la bourgeoisie issue de la redistribution révolutionnaire des richesses), dont les attentes n’ont guère de rapport avec l’aristocratie ou la bourgeoisie d’Ancien Régime, ainsi que la constitution d’une économie de la culture complexe, qui s’organise progressivement autour des divers secteurs que nous connaissons aujourd’hui (spectacles, voyages, divertissements, pratiques de sociabilité publique, etc.). Or celle-ci bouleverse le statut de la littérature.

Le marché du livre permet l’apparition d’industries culturelles puissantes, où les enjeux économiques sont prioritaires et où l’écrivain professionnel est davantage considéré comme un fournisseur de textes que comme un créateur. Cette dépendance économique s’accompagne d’une remise en question brutale des conceptions esthétiques ou intellectuelles dont il avait hérité. La littérature cesse d’être essentiellement considérée comme la mise en forme esthétique d’un discours, c’est-à-dire d’une parole virtuellement adressée à un destinataire – selon le double modèle de l’éloquence antique et de la culture d’Ancien Régime –, pour être définie comme texte, texte donné à lire à un public indifférencié, par le bais des nouvelles structures de diffusion de l’imprimé public.

Le système littéraire, du fait même du rôle central qu’y jouent les industries culturelles, enclenche un mécanisme de standardisation et d’impersonnalisation dont la figure de l’auteur risque d’être la première victime et qui est la première étape vers la sérialité généralisée caractéristique de notre culture contemporaine.

Enfin, il est temps de souligner que l’acteur omniprésent et tout-puissant de cette mutation littéraire de 1830 a été la presse : la monarchie de Juillet marque l’entrée dans l’ère médiatique moderne, qui constitue le principal tournant dans l’histoire culturelle de la France post-révolutionnaire.

Les caractéristiques propres du journal vont donc, à leur tour, influer de façon décisive sur les évolutions de la littérature. Le journal est médiatique : il ne sert pas, comme l'éditeur traditionnel, à transférer une parole de la sphère privée à l'espace public, mais, tout entier et dès l'origine situé au coeur de cet espace public, il fonctionne comme un instrument de médiation et d'intermédiation entre les personnes. D’autre part, le journal, parce qu’il est médiation, a aussi pour fonction de s’interposer entre les lecteurs et le réel, de représenter le réel.

De cette représentation du réel naît ce que Mallarmé appellera l’“ universel reportage8 ”, et l’on peut aussi penser aux critiques que le linguiste Noam Chomski adresse à ce “ faux réel ” dont les médias offrent l’illusion9. Le journal est collectif. Chaque numéro est l'émanation d'une collectivité de rédacteurs. L'opposition entre la parole singulière et le discours social n'y a pas sa place : tout texte journalistique est, d'origine et par destination, pluriel et collectif – ou, du moins, inséré dans un complexe et polyphonique système d'interlocution.

Le journal est par définition quotidien ; il lui faut chaque jour assez de textes pour remplir les trois, puis quatre, cinq ou six colonnes de chacune de ses pages. Cette réalité, qui distingue notre actuelle “culture de flot” de l'ancienne culture éditoriale, appartient aujourd'hui à notre paysage familier et peut passer pour une évidence triviale. Au contraire, les écrivains de 1830, qui la découvrent, y voient légitimement une profonde remise en cause de leur rôle. Jusque là, l'initiative appartenait à l'auteur : il lui revenait d'écrire, en prenant le temps qu'il fallait et suivant ce qu'il avait à dire, et c'était donc seulement dans une seconde étape que se posait le problème de la publication.

Désormais, le rythme de l'écriture ne reflète plus le jeu de forces individuelles, mais une réalité sociale. Ce qui est vrai alors du journal l'est, aujourd'hui, de la plupart des formes de communication : aussi intime que soit la pensée ou le sentiment qu'ait à exprimer un auteur, le tempo de la création lui est donné de l'extérieur. Il est même probable que cette transformation du rapport au temps (au rythme et à la durée) est le phénomène majeur, qui va transformer la perception du politique, de la culture, de la science, des arts, etc. Nous entrons définitivement, au XIXe siècle, dans un temps collectif qui est fait d’un empilage de rythmes cumulés, et que le périodique a pour charge de rappeler, donc de créer.

Cette entrée dans la civilisation médiatique marque le début d’une nouvelle ère, dont le cinéma, la radio, la télévision, internet, et tous les médias de masse en général, ne feront qu’intensifier la puissance et étendre, virtuellement à l’infini, les domaines d’application. La similitude est d’ailleurs troublante entre l’époque actuelle, confrontée à la nouvelle toute puissance des médias électroniques, et le XIXe siècle, encore sous le choc de l’apparition de la presse moderne. La parenthèse glorieuse ouverte pour la littérature par l’École républicaine s’est refermée pendant les dernières décennies du XXe siècle.

Le nouveau consumérisme capitaliste issu des Trente Glorieuses a fait éclore une multitude d’attentes, de loisirs, de désirs culturels nouveaux. La découverte d’un monde de plus en plus ouvert et accessible, les sports, les multiples équipements électroniques, les nouvelles formes de convivialité permises par la libération des moeurs, telles sont les composantes d’un American way of life que tous les pays développés s’efforcent d’adapter à leurs propres traditions. Dans ce contexte, la littérature devient une pratique culturelle parmi d’autres, respectée mais vieillissante, concurrencée par des « machines à rêver » (Malraux10) audio-visuelles à l’efficacité infiniment plus brutale. L’École elle-même, dans des sociétés au fonctionnement de plus en plus complexe où, en particulier, l’acculturation et la formation des individus passent par de multiples voies, n’est plus qu’une institution parmi d’autres, déstabilisée par sa perte d’influence et d’autorité. Le sentiment de déclin de la littérature et de déclassement pour ses professionnels, l’incompréhension des tenants de la culture traditionnelle face aux révolutions de la communication, l’irruption de logiques industrielles d’un genre nouveau, la désorientation de l’École au sein d’une société où elle ne trouve plus sa place ni son rôle, tous ces fragments d’idéologie sont présents, au style près, aujourd’hui comme en 1840.

Donc, retour au point de départ : l’histoire est bouclée, et se répète (en comédie, comme le prétendait Marx ?). Il faut insister sur ce retour du même, car le travail de panthéonisation littéraire opéré par la Troisième République a été si efficace qu’il a rétrospectivement faussé notre vision du XIXe siècle. L’héroïsation de ses grands écrivains et la consécration des multiples révolutions littéraires qui sont censées s’y être bousculées sont telles que nous avons tous oublié, les spécialistes que nous sommes les premiers, la précarité de la littérature révolutionnée, en nous faisant croire que les génies du siècle étaient déjà les figures tutélaires qu’en feront les manuels d’histoire littéraire à venir. En réalité, le prestige incontestable des vedettes de la scène littéraire pesait peu en comparaison du consumérisme culturel qui recentrait irrémédiablement la littérature autour du système médiatique. Les auteurs, protagonistes de cette confrontation inégale avec les nouvelles industries de la culture, ont tous été obsédés et presque tous consternés par une puissance qui leur échappait ; d’autres, moins nombreux (Hugo, Lamartine, Zola) ont rêvé de la capter pour l’utiliser à leur profit. Mais, dans tous les cas, il n’est pas exagéré de dire que toutes les grandes innovations littéraires du siècle ont été des tentatives pour répondre à cette situation exceptionnelle, à bien des égards traumatisante.

Ce sont de ces grands écrivains, de leurs oeuvres géniales qu’il sera question ici. Mais ne nous y trompons pas. Au regard de l’histoire – et malgré l’importance que garde cette religion collective des grands écrivains dans notre culture mondialisée –, celui-ci pèse peu par rappor à la civilisation médiatique qui, après moins de deux siècles d’existence, nous est devenue comme une seconde nature et qui, à notre insu, détermine bien plus profondément notre imaginaire que les dilections littéraires que nous professons par ailleurs. L’historien ne doit pas oublier la réalité de ces rapports de force, à laquelle je consacre mes travaux historiques11.

Mais cela n’empêche pas le lecteur ou le critique d’aimer, d’admirer, de préférer ces grands textes. Ce livre est un travail de critique, non d’histoire. La critique littéraire, peut, doit être autant qu’il est possible instruite par l’histoire, étayée par la théorie, mais elle ne gagne rien à vouloir passer pour ce qu’elle n’est pas. Entre l’historien et le critique, il y a des différences de méthode, bien sûr, mais davantage encore d’objet. Dès lors que je m’intéresse à une oeuvre, à un auteur particulier, je sors irrémédiablement du champ de l’histoire pour entrer dans celui de la critique : Roland Barthes, après beaucoup d’autres d’ailleurs, l’a fermement rappelé dès 1960. L’histoire littéraire a toujours souffert d’une critique honteuse qui, au prix d’un vernis d’historicité, a voulu s’arroger le rôle de l’histoire littéraire et qui l’a dénaturée. Une fois passée cette introduction et à l’exception de quelques digressions, plus ou moins longues, dans le champ de l’histoire ou de la théorie littéraires, je serai désormais exclusivement critique.