L'avenir de la littérature maghrébine

L'avenir de la littérature maghrébine


L'avenir de la littérature maghrébine


La question est souvent posée. D'aucuns ont depuis longtemps chanté sa mort, espérant par incantation en accélérer la venue. D'autres s'extasient sur sa vitalité, son second souffle et ses promesses d'avenir. Certains se persuadent que les problèmes de langues sont dépassés. Pour les uns le bilinguisme est provisoire, pour d'autres irréversible.

En fait tensions et contradictions demeurent. Aziz Krichen parle en Tunisie de « fracture de l'intelligentsia ». Des forces antagonistes sont, en effet, à l'oeuvre partout. La réponse à cette question de l'avenir ne peut donc consister qu'en constatations et en d'autres questions,
car rien n'est simple.

En Tunisie et au Maroc le nombre de romans en arabe dépasse celui des romans en français, les recueils de nouvelles dans les trois pays sont plus nombreux en arabe qu'en français. Cependant depuis 1980 dans chaque pays de nouveaux auteurs, jeunes et moins jeunes, publient chaque année à côté des anciens : en moyenne 9 en Algérie, 3 au Maroc et en Tunisie. De 1980 à la fin de 1991 sont édités annuellement en français de 10 à 28 romans algériens, de 2 à 10 marocains et de 2 à 6 tunisiens. Pas de baisse de production donc. Evidemment cela ne dit rien de la qualité, pas davantage
pour les œuvres en arabe. En Algérie une grande partie des nouveaux périodiques depuis 1989 est en français. Les antennes paraboliques y diffusent des émissions en français vues par près de dix millions de téléspectateurs sur 27 millions d'habitants. Dans chaque pays les Centres Culturels Français sont fréquentés par des milliers de jeunes gens, chaque année plus nombreux, voulant lire, s'instruire et s'ouvrir au monde. Depuis 1985 de nouveaux éditeurs publient aussi bien en français qu'en arabe. En décembre 1991 Radio-Algérie internationale est lancée en langue française. Apparemment la dynamique du français paraît bien se porter.

Mais cette littérature est-elle lue et où ? Davantage hors du Maghreb qu'au Maghreb. Toujours les mêmes auteurs et les mêmes œuvres : quelques-uns seulement, qui sont de notoriété. Au Maghreb des écritures trop recherchées ne sont comprises que par de petits cénacles universitaires, à l'étranger aussi d'ailleurs. On peut même dire que des auteurs écrivent spécialement pour ces publics très limités et pour certains critiques qui font leur éloge. Nous avons noté enfin les difficultés dans lesquelles se débattent les éditeurs maghrébins et les problèmes non maîtrisés de la diffusion. Avec la revendication identitaire et culturelle du fondamentalisme littéraliste, idéologie à visée politique, les écrivains de langue française sont de plus en plus vus par certains journaux, radios et discours comme des « traîtres » de « l'agression culturelle étrangère ».

Les auteurs eux-mêmes brûlent souvent du désir d'être édités à Paris, comme autrefois les écrivains français du Maghreb : meilleures éditions, diffusion plus large, liberté de parole plus grande, etc. Par ailleurs, les légitimes politiques d'arabisation menées depuis les indépendances produisent leurs effets Mais certaines se radicalisent : en Algérie la loi du 16 janvier 1991 porte généralisation de l'utilisation de la langue arabe : entrée en vigueur à partir du 5 juillet 1992 et arabisation totale prévue pour le 5 juillet 1997 La presse algérienne de langue française a aussitôt réagi : « manipulation
politique ou aventurisme politique ? », « aberration », « refus de la division », « surenchère », « mutilation imbécile », « chauvinisme », « dérive idéologique », etc.

Les situations sont différentes selon chacun des trois pays, si bien qu'on ne saurait donc évidemment répondre d'une manière tranchée aux questions posées. Cette littérature comme courant littéraire en tant que tel a-t-elle encore un sens sur le plan social ? Exprime-t-elle les aspirations de larges publics ? Ceux-ci se reconnaissent-ils dans les œuvres ? Des recherches esthétiques poussées (« recherche formelle, luxe nécessaire», A. Meddeb) seront-elles comprises par des publics formés en arabe ? On peut bien dire d'ores et déjà que non. La production littéraire se fera de plus en plus en arabe dans des sociétés de plus en plus arabisées et formées dans une certaine culture arabo-islamique : « l'ensemble de la littérature », disait avec raison Albert Memmi en décembre 1957. Naturellement hors du Maghreb des Franco-Maghrébins pourront toujours continuer à écrire en français. D'ailleurs au Maghreb même des individus pourront aussi le faire ; ils ne seront pas une menace pour le courant littéraire de langue arabe dominant et reconnu socialement. Connaissant l'arabe, certains auteurs
de nos jours préfèrent écrire en français, mais pour être édités où demain ? Continuera-t-on en Algérie à éditer des ouvrages de fiction en français comme cela se fait actuellement (environ 40 %) ?

Si l'oeuvre est de qualité elle pourra sans doute trouver un éditeur à l'étranger. Mais ces œuvres lues ailleurs ne seront pas forcément reconnues comme « socialement pertinentes » au Maghreb, ni même importées. Elles n'y seront connues que si elles obtiennent quelques Prix littéraires importants. Or, quatre ou cinq auteurs renommés ne font pas un courant littéraire.

Les contradictions et les incertitudes actuelles sont telles que faire autre chose que poser des questions essentielles serait de l'idéalisme. La vitalité actuelle de cette littérature est pour l'instant largement reconnue : son intérêt accru auprès de nombreux lecteurs de par le monde le prouve amplement.

Quant à la langue française en tant que telle elle est encore, pour longtemps sans doute, utile et efficace pour les Maghrébins ; d'un grand intérêt à posséder à l'heure actuelle où des pays ouverts mettent sur pied un plurilinguisme quasi nécessaire à notre époque. Le français peut servir comme langue internationale.

Mais d'autant plus vive est la véhémence du rejet de la langue étrangère que plus grande en est sa séduction.
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