Courants esthétiques et formes poétiques au XIXe et au XXe siècle

Courants esthétiques et formes poétiques au XIXe et au XXe siècle

Courants esthétiques et formes 

poétiques au XIXe et au XXe siècle



Parmi la pluralité des individus et des courants qui ont marqué l’évolution des formes poétiques entre le milieu du XIXe et au cours du XXe siècle, il est, là encore, impossible d’être exhaustif. Néanmoins, on peut se proposer de marquer quelques étapes essentielles, étant entendu qu’il n’y a pas de progression « linéaire » vers une libéralisation des formes, mais coexistence de plusieurs formes poétiques qui se développent, et parfois même des tendances contradictoires dans un même courant esthétique comme l’a illustré par exemple le surréalisme avec ses marges bariolées.


1/ Le romantisme


Dans le domaine des formes poétiques, le courant romantique (précisons qu’il s’agit du « second
romantisme » centré autour de Hugo) a surtout réagi à l’étroitesse des préceptes et à la rigueur des formes imposées par le classicisme : « L’art, toujours l’art, froid, calculé, jamais de douce rêverie, jamais de véritable sentiment religieux, rien que la nature ait immédiatement inspiré : le correct, le beau exclusivement ; une noblesse uniforme de pensées et d’expression ; c’est Midas qui a le don de
changer en or tout ce qu’il touche. Décidément le branle est donné à la poésie classique : La Fontaine seul y résistera, aussi Boileau l’oubliera-t-il dans son Art poétique » (Nerval, La Bohême galante, VI).

C’est précisément « l’exclusif » et « l’ uniforme » qui sera battu en brèche : le mélange du texte en vers et du texte en prose dans La Bohême galante ainsi que dans Les Filles du feu suivies par Les
Chimères (passage du « Je autobiographique » au « Je mythique de l’initié », voir l’édition de Jean Bony, GF-Flammarion), le mélange des tons et des registres, l’exploration d’une très grande variété dans les formes poétiques chez Hugo, une utilisation élargie du lexique, l’oxymore (le fameux « soleil noir ») et l’asymétrie, la recherche des écarts sémantiques dans les images.

La voix même du poète romantique est plurielle et aspire à se traduire formellement en tant que telle pour donner voie à ses propres contradictions : « Il convient ici de rappeler que le sujet romantique est une entité paradoxale, complexe, problématique. Impliqué dans l’histoire, il se veut une créature terrestre, soucieuse de l’ici et du maintenant. Mais par ailleurs il aspire à l’infini, à l’absolu, au céleste, à l’idéal. Il cultive son intimité, mais se théâtralise. Il est solitaire et secret, mais dévoile avec ostentation son intériorité. La voix porte et transporte ces contradictions. Elle les donne à entendre, les développe et les répercute » (Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme).


2/ Baudelaire


On sait que le recueil Les Fleurs du mal reste traditionnel du point de vue des formes versifiées et que « le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise » (préface à la seconde édition des Fleurs du mal) ; mais Baudelaire a conscience qu’il a
atteint les limites du vers (« je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie », Lettre à Jean Morel à propos de « Sept Vieillards ») et qu’il a besoin d’une forme nouvelle plus adaptée à la « modernité ».

Le Spleen de Paris va alors traduire un sentiment d’affranchissement : « Baudelaire y risque le passage de la description réaliste au fantastique, de l’anecdote à la réflexion morale, du lyrisme au cynisme ou au désabusement, avec une liberté nouvelle qui, indéniablement, préfigure certaines esthétiques du XXe siècle » (John E. Jackson).


3/ Mallarmé, Verlaine,


Rimbaud, Lautréamont Mallarmé, « personnage-clé de la modernité poétique » (Daniel Leuwers),
est celui qui étend la notion de vers à tout discours à partir du moment où il y a rythme : « Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus.

Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification » (O.C., Gallimard, la Pléiade, p. 867). Mallarmé pense non seulement le statut du vocable (« centre de suspens vibratoire » qui permet « le suggérer, voilà le rêve »), la syntaxe (« Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiplie, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions », Quant au Livre, OC, p. 386), mais aussi le blanc et la page où peuvent se déployer « les subdivisions prismatiques de l’Idée ». Mais cette « extension » du vers au Dire doit s’imposer dans une forme qui se referme face aux intrus (« Ô fermoirs d’or des vieux missels ! »). C’est lui qui situe la « Crise de vers » à la mort de Victor Hugo et peut déclarer que « la variation date de là : quoique en dessous et d’avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives épellations » (OC, p. 360). Avec Verlaine, de fait, qui avance « de biais », les cadres formels se transforment insensiblement : à la nomination il préfère la suggestion, à la couleur la
nuance ; le système métrique et syntaxique impose des variations complexes tandis que la rime s’érode et que les assonances et reprises s’enrichissent conférant au chant verlainien une fausse simplicité de chanson populaire ; le monde lui-même se fluidifie en même temps que se manifeste un « progressif effacement de toutes les caractéristiques individuelles du moi » (J.-P. Richard).

Avec Rimbaud (Illuminations, Une saison en enfer) et Lautréamont, le poème en prose est à nouveau sollicité mais en se repliant sur sa forme comme une énigme : « j’ai seul la clé de cette parade
sauvage » dira Rimbaud, tandis que le dernier chant de Maldoror voit le héros parcourir un itinéraire parisien « qui a tout l’air d’un message crypté, qu’aucun lecteur jusqu’à maintenant n’est cependant
parvenu à justifier » (J.L. Steinmetz).

Dans un cas comme dans l’autre, tous les genres sont convoqués depuis l’épique jusqu’au lyrisme, du merveilleux au fantastique, intégrant de nombreuses références littéraires et sacrées (roman noir, matière de Bretagne, mythologie cosmique, Bible…).

Le poème en prose devient le lieu de la multiplication infinie des significations à travers la discontinuité (comme dans les Illuminations) faisant pressentir un roman englouti ; ou à travers une continuité (Chants de Maldoror) qui déjoue cependant toutes les facilités du genre romanesque par des effets puissants de distanciation ironique.


4/ Apollinaire et le surréalisme


Avec Apollinaire se repère un équilibre entre tradition et modernité. Dans Alcools, de nombreuses formes traditionnelles sont combinées et décalées : strophes de quatre alexandrins, quintils d’octosyllabes, irruption d’alexandrins, structure prosaïque et prosodie parfaitement classique, présence ou absence de rimes et d’assonances, ouverture généralisée du vocabulaire du plus vulgaire au plus rare. L’importance de l’oralité chez Apollinaire (rôle du chantonnement dans sa manière de composer, poème-conversation) expliquera souvent ses licences prosodiques, qui fonctionnent comme des moyens d’amplification ou d’atténuation pour la diction du poème. On a vu par ailleurs le rôle important des disciplines plastiques qui influent sur le « collage » des vers ou les calligrammes.

La poésie surréaliste n’innove pas en matière formelle, malgré ses liens avec la peinture. En revanche, le poème de forme libre travaille surtout le statut de l’image et la désarticulation des séquences logiques du texte littéraire. Ici la prosodie est uniquement soutenue par la succession d’images contrastées, où se mêlent références multiples (littéraires, journalistiques…), allusions autobiographiques, strates oniriques, et une attention spécifique portée aux clichés, aux mots de tous les jours remagnétisés par le pouvoir d’énonciation (Breton : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller
l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses. Le langage peut et doit être arraché à son servage »). L’univers du poème se présente sous des formes amples qui
recherchent l’accès au « point suprême » où les éléments contradictoires se résolvent ; des formes brèves et closes, voire classiques apparaissent chez Éluard pour exprimer l’amour comblé ou intense tandis que l’expérience de l’amour malheureux ou instable s’exprimera en rassemblement de phrases isolées, en strophes de nombre impair.


5/ La poésie africaine d’expression française


On se limitera à l’exemple de Léopold Sédar Senghor pour souligner le fait que la poésie africaine pose le problème de la poésie orale, et fonctionne clairement comme une poésie adressée par le poète
à son peuple. Celle-ci définit en principe le statut du poète qui peut être simple « griot » (il transmet les récits légendaires), Dyâli (poète inspiré, sorcier), enfin Prêtre-Roi qui incarne son peuple et qui est « docile aux forces cosmiques qui mènent à l’Essence unique ». Ces trois fonctions peuvent être assumées tour à tour dans un même poème, qui se trouve accompagné par des instruments traditionnels (tam-tams, kôra, balafong…).

Cette poésie orale implique aussi une présence où visage, buste et corps (paré ou non) font signe, sans parler du cérémonial de la fête. L’originalité de cette poésie est en outre de considérer d’abord l’« image-analogie » comme un moyen de manifester « l’univers hiérarchisé des forces vitales » (Liberté I), c’est-à-dire Dieu, les ancêtres puis les êtres vivants dont la coutume précise l’ordre (homme, animaux…) ; la parole poétique innervée d’images (proche en cela du surréalisme) fait donc circuler
une « force-énergie » dans l’ensemble du cosmos et assure la cohésion hiérarchique.

Cette vision est assurée par une syntaxe « nègre » de la juxtaposition (plutôt que par une syntaxe de la subordination analytique) car elle favorise une mise en présence immédiate des notions et des êtres. Enfin l’image est prise en charge par le rythme perçu comme « un système d’ondes » qui permet d’adresser ces images à l’Autre, de les rendre intentionnelles. Versets et laisses, qui structurent le poème de forme libre, constituent alors des mesures variables et ductiles et font vivre le texte à travers une ample respiration, souvent solennelle, mais où le versant « blanc » de la négritude laisse
sourdre dissonances, ruptures de ton et références classiques.


6/ Poètes du signifiant et poètes du signifié


Avec Daniel Leuwers on signalera d’un côté des poètes du signifiant qui, dans la ligne du surréalisme, jouent avec les mots et sont sensibles à leur matérialité (Queneau, Ponge) et, de l’autre côté, les poètes du signifié pour qui la poésie véhicule une signification ontologique (Char,
Bonnefoy, Jaccottet) ; mais combien d’autres poètes jouent sur ses deux versants comme Michaux, Guillevic ou Perros.

On retiendra souvent pour les premiers, le recours à des formes courtes, aphoristiques (Char) ou qui visent la simplicité lumineuse (Jaccottet) tandis que l’allongement narratif chez Bonnefoy (Les
Planches courbes) permet un travail de remontée mémorielle. Mais, s’il est vrai que Queneau joue avec les mots (Petite Cosmogonie portative, 1950) et les formes poétiques (Exercices de style, 1947 ; Cent mille milliards de poèmes, 1961), il retrouve néanmoins la forme du sonnet pour évoquer son enfance (Fendre les flots, 1969).
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