Le système traditionnel et sa remise en question:

Le système traditionnel et sa remise en question:


Le système traditionnel et 

sa remise en question:



On ne peut ici évoquer l’ensemble du système traditionnel tel qu’il s’est progressivement mis en place à partir du Moyen Âge jusque dans la première partie du XIXe siècle, mais on envisagera brièvement ses caractéristiques les plus notables et la manière dont elles ont été progressivement remises en cause pendant la période qui nous occupe.


1/ La rime


Jusqu’au XIIe siècle, on se contentait de l’assonance (simple identité du son vocalique) à la fin du vers, puis le vers français devient rimé : chaque vers est alors lié à un ou plusieurs autres vers par un son vocalique et des sons consonantiques qui les suivent. Quant à l’alternance des rimes (masculine/féminine) elle apparaît au XVIe siècle, en grande partie sous l’impulsion de Ronsard, avec différents schémas possibles (croisés, embrassés), les rimes plates caractérisant le « discours en vers ».

Cette contrainte vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle devient une possibilité et Gide revendique pour chaque poète le choix de la solution la meilleure ; ce sera une rime puissante chez Hugo qui exalte son génie : « Loin de laisser son émotion chercher la rime, c’est de la rime qu’il
part (et c’est là son secret) à la recherche de sa pensée ou d’une image qui lui tiendra lieu de pensée » (Interviews imaginaires, XV, op. cit., p. 377).

D’un autre côté, comme chez La Fontaine jadis, la rime sait se faire discrète, laissant plus de liberté à la convenance des termes, à la fluidité du vers ; elle peut se déplacer à l’intérieur d’un vers, disparaître. Joue aussi sur la rime l’intérêt porté aux poètes étrangers ; on lira par exemple le point de vue du poète anglais John Milton (1608-1674), l’auteur du Paradis perdu traduit par Chateaubriand (voir encadré ci-contre). Verlaine est sans doute celui qui en France a le mieux signalé les torts de la rime ; il conseille dans son Art poétique, « De rendre un peu la Rime assagie ». Dès lors, même les poètes qui la maintiennent d’Apollinaire à Aragon, ne cesseront de « jouer » avec elle jusque dans les fractures des mots, comme dans l’exemple, cidessous, de Raymond Queneau.


2/ Le vers


Au Moyen Âge, il existait un vers simple qui n’excédait pas huit syllabes et un vers « composé », articulé en deux parties comme le décasyllabe (deux parties de quatre syllabes et six syllabes) et
l’alexandrin (deux parties de six syllabes séparées par une césure). À l’époque classique se met en place une tendance qui vise la concordance entre le mètre et la syntaxe ; on cherche alors à faire coïncider deux systèmes hiérarchiques : d’une part l’hémistiche, le vers et le système strophique (distique, tercet, quatrain) ; de l’autre les mots, groupes de mots, propositions, phrases et groupes de phrases.

À partir de ce parallélisme, qui implique aussi une accentuation rigoureuse et « attendue » s’exerce,
dit Jean-Louis Backès, « l’art de la variation. Toute une musique verbale se construit sur les contrastes entre les passages où la concordance est rigoureuse et ceux où elle est moins marquée ; et les nuances sont innombrables » (Introduction à la poésie moderne et contemporaine, D. Leuwers / J.L. Backès, Armand Colin, 2005).

À cet égard, les formes d’enjambement qui figuraient comme des écarts expressifs, à utiliser avec parcimonie, vont être davantage sollicités pour produire une allure prosaïque, chez Baudelaire par exemple. Le cadre du vers classique réclamait donc une esthétique de l’ordre, de la régularité, de la symétrie, et une correspondance étroite entre les mots et la pensée.

Mais, à l’époque romantique, Victor Hugo est probablement l’un des premiers à vouloir « disloquer » le système du vers ; sans doute le statut du vers au théâtre a dû jouer un rôle important dans cette évolution car on cherche à l’assouplir pour qu’il puisse mieux se rapprocher de la conversation, mais on sait que c’est surtout en matière de vocabulaire et de stylistique que s’affirment les libertés dans
l’esthétique hugolienne. La libération du vers vient aussi du modèle de la chanson, qui véhiculait une poésie populaire où les règles n’ont jamais joué à plein : assonance plutôt que rimes, emploi du hiatus, liaisons très libres entre les mots. La dislocation du vers va aussi passer par les libertés prises avec les coupes, puis avec la césure, mais le trimètre présent chez Éluard (« Tu es venue l’après-midi crevait la terre ») était encore rare chez Victor Hugo.

À l’époque symboliste, de nouveaux mètres apparaissent : vers de neuf ou de treize syllabes (« Sonnet boiteux » de Verlaine), mais l’alexandrin et le décasyllabe se maintiennent jusqu’à aujourd’hui, parfois en vers « mêlés » comme chez Yves Bonnefoy (voir ci-dessous).

Les modernes vont aussi avoir recours à des vers de plus grandes dimensions. Le vers s’allonge chez Aragon (seize syllabes dans Le Fou d’Elsa) ou chez Queneau (dix-huit syllabes dans L’Instant
fatal), mais tous deux peuvent maintenir la rime, respectant ou non la césure. Quant au « vers libre » qui désigne un vers sans rime, ou rythmé diversement, il peut aussi désigner un usage de mètres
différents dans un même poème (Grammont, p. 70). Au-delà du vers, nous avons affaire au verset, unité de la prose rythmée de trois ou quatre lignes (Claudel, Senghor) mais qui peut s’étendre à
la page (dixième chant d’Anabase chez Saint-John Perse). Le poème en versets est enfin fort proche d’un poème en prose ; symétriquement, de brefs paragraphes composant un poème en prose (Gaspard de la nuit, 1842) pourraient être considérés « comme des versets avant la lettre » (M. Aquien).


3/ Les jeux typographiques


On a sans doute oublié, dans la culture occidentale, que l’écriture était dessin et image, sans doute à cause de l’avènement de l’imprimerie. Mais plusieurs poètes vont délivrer ce regard figé et proposer
une écoute différente du poème.

Ainsi la majuscule en début de vers peut être abolie (Jacques Roubaud), la ponctuation aussi, depuis Apollinaire, de sorte que les mots privilégient leur proximité locale plutôt que leurs relations logiques
en principe prédominantes. Pour Michel Butor, cette suppression permet à Apollinaire d’obtenir « une nouvelle “couleur” typographique et nous oblige à une lecture différente, détachant chaque vers. Le fait, en particulier, que nous ne soyons pas prévenus par un point de la fin de la phrase nous amène à laisser celle-ci en suspens, alors que, dans une lecture normale, nous baisserions automatiquement
la voix. Chacune de ses lignes, au lieu de subir la modulation de la phrase française, va se présenter à plat, telle qu’elle est imprimée ; les poèmes seront formés de facettes planes qui vont s’agencer selon différents angles de par leur “sens”. On voit à quel point cette décision est déjà reliée au cubisme » (Préface aux Calligrammes de Guillaume Apollinaire, Poésie/Gallimard). Par ailleurs, les calligrammes figuratifs obligent à une saisie simultanée du poème qui sera couplé à une lecture parfois tâtonnante dans le détail.

Dans cette voie, Christian Dotremont, avec ses logogrammes, ira encore plus loin : l’écriture se fait dessin, véritable image d’abord, dont les lettres ne peuvent se reconnaître que progressivement et souvent grâce à la présence du texte en clair qui fonctionne comme « traduction », car ici l’artiste cherche à introduire une lenteur inhabituelle dans la lecture, à nous engloutir dans le mouvant de l’écriture.

Les jeux typographiques concernent aussi, depuis Mallarmé, les variations de caractères et l’introduction du blanc partout dans la page et non simplement pour « ceinturer » la strophe ; la frontière entre le blanc et les mots devient active et davantage « signifiante », tandis que le choix des caractères (romains, italiques) ainsi que de leurs tailles (majuscules, minuscules) permet de mimer des variations de volumes, d’intensité ou de tempo, comme dans Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard.


4/ L’abandon des formes poétiques traditionnelles


La plupart des poèmes à forme fixe qui remontent aux premiers temps de la littérature française ont quasiment disparu au milieu du XIXe siècle ; les auteurs classiques, à la suite de Ronsard et de Malherbe, avaient déjà « trop resserré le cercle des compositions poétiques » (Nerval). On peut retrouver des poèmes composés d’une strophe unique ou de strophes associées (distique, quatrain, quintain, sixain, huitain, dizain) notamment chez Philippe Jaccottet (Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, 1971, rééd. 1991), mais le lai, le virelai, la villannelle, ne sont plus exploités.

Si l’ode ne cesse de se transformer depuis Hugo jusqu’à Claudel, la terza-rima reparaît occasionnellement sous la plume de Gautier ou Leconte de Lisle, le triolet et le rondel sous celle de Banville et de Mallarmé. Le pantoum est acclimaté en France par Hugo, Gautier, Baudelaire, et
Verlaine (« Pantoum négligé », dans Jadis et Naguère) mais reste une curiosité. La ballade, avec son « envoi » final caractéristique, est devenue une des constantes de la poésie d’un Butor : dans son recueil Exprès (coll. Le Chemin, Gallimard, 1983), on compte vingt et une ballades sur un total de quarante-neuf poèmes.

Seul finalement le sonnet a longtemps résisté, très présent chez les parnassiens et les symbolistes, on le retrouve chez Desnos, et Jacques Roubaud l’a adopté tantôt en vers, tantôt en prose (soit 2 paragraphes courts et à peu près égaux suivis de 2 paragraphes un peu plus courts et à peu près égaux, voir E, Poésie / Gallimard, 1967). Globalement il faut noter un abandon des formes traditionnelles et classiques ; les permanences ou résurgences ne concernent que des auteurs spécifiques,
le plus souvent dans un cadre ludique, et (/ou) comme tension avec la tradition.


5/ Le poème en prose


Il trouve ses lettres de noblesse avec Le Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose) de Baudelaire et se présente comme une alternative au poème en vers mais en activant sans cesse la tension et le mélange
du couple oxymorique. J.-M. Gleize a pu même le définir comme un texte « ni vers ni prose », confirmant qu’il s’agit d’un objet littéraire problématique qui va cependant renouveler considérablement les formes poétiques. Il possède une dimension narrative qui rappelle la condensation et la tension de la nouvelle ou du conte, avec parfois un fonctionnement en relation avec l’apologue (« La Belle Dorothée », de Baudelaire). Il peut posséder une dimension descriptive et entrer en compétition avec le tableau du peintre (Aloysius Bertrand, Michaux, Ponge…). À l’époque symboliste, il peut se combiner avec des structures répétitives et accorder une attention particulière à l’ordre du musical ; la disposition en versets (en relation avec la Bible, le vers libre ou la formulation lapidaire chez Claudel, Saint-John Perse ou Segalen) réactive ses liens avec le poème versifié. Enfin, le poème en prose peut être un moyen de couper court au lyrisme en révélant des aspects ludiques et distanciés avec le sujet de l’oeuvre (Max Jacob, Ponge) ou tendre vers l’essai réflexif sur l’écriture poétique ou le statut du poète dans le monde (Michaux, Char).

L’aspect polymorphe du poème en prose a le grand avantage de « poser à la poésie et à ses lecteurs quelques bonnes questions, à commencer par interroger ce qui fait le poétique et même l’existence du poème » (Michel Sandras).
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