Analyse de ‘’Phèdre’’ partie 3: Intérêt documentaire

Analyse de  ‘’Phèdre’’  partie 3: Intérêt documentaire


Intérêt documentaire


De ‘’Phèdre’’, qui mobilise une vaste culture, Racine fit une tragédie grecque, par l’évocation tant des lieux que des dieux, des grandes figures de la tradition ou des mœurs.

Même s’il n’avait jamais vu la Grèce, s’il ne l’avait connue qu’à travers Sophocle et Euripide, il nous la rendit souvent plus réelle que bien des écrivains voyageurs. Elle est partout présente.
Elle transparaît dans l'éclat du soleil sur les terrasses du palais, dans la lumière des plages où Hippolyte fait courir ses chevaux, qu’implique le texte.

Elle se manifeste dans les noms de lieux, aux sonorités parfois étranges, ce qui provoque une suggestion poétique. Sont évoqués :

- Les cités de la Grèce continentale :
- «l’aimable Trézène» (vers 2), port de l’Attique où, avant de partir, Thésée a amené d’Athènes son épouse pour la mettre sous la protection d’Hippolyte ; qu’apprécie Hippolyte, tandis que Théramène lui vante ses «paisibles lieux, si chers à votre enfance» (vers 30), qu’il ressent la nostalgie d'un bonheur, d'une innocence révolus car «tout a changé de face» (vers 34) en «ces lieux que je n'ose plus voir» (vers 28) ;
- Athènes.
- La route côtière qui va vers Mycènes.
- Le Péloponnèse : l’Élide, contrée qui borde le Péloponnèse à I'ouest ; «le Ténare» : cap situé au sud du Péloponnèse.
- L’Épire, avec son fleuve, l’Achéron, et son affluent, le Cocyte (vers 385), qui ont de «sombres bords» (vers 624), des «bords redoutés» (vers 391), des «bords qu'on passe sans retour» (vers 388), qu’on voit «se perdre chez les morts» (vers 11), car ils sont deux des quatre fleuves des Enfers, «l'empire des ombres» (vers 966).
- La mer surtout : «les deux mers» (vers 10), la mer Ionienne et la mer Égée, séparées par l’isthme  de Corinthe - «la mer qui vit tomber Icare» (vers 14) : partie de la mer Égée voisine de l’île d’Icarie, au large de la côte d'Asie Mineure, où Hippolyte cherche Thésée disparu, où il se prépare à fuir, où Oenone se jette, d’où surgit le monstre envoyé par Neptune, dieu des flots. Elle baigne tout le paysage qu’on devine autour de la scène.

Tiennent une grande place ce que Racine appela dans sa préface «les ornements de la fable», c’est- à-dire d’abord les dieux :

- le Soleil dont Phèdre descend du côté maternel ;
- la Terre dont Thésée et Aricie descendent (vers 421 et 496) ;
- Jupiter dont descendent Thésée et Phèdre du côté paternel (vers 1275-1276) ;
- Vénus, qui poursuit de ses feux redoutables, et fait tant souffrir une Phèdre qui se désigne comme l'«objet infortuné des vengeances célestes», et dénonce «une ardeur dans mes veines cachée :

C’est Vénus toute entière à sa proie attachée» (vers 305-306) ;

- Neptune, dieu de la mer et inventeur de l’art de dresser les chevaux, que Thésée, son protégé, appelle le «dieu vengeur», dont il sait qu'il suit son fils, Hippolyte, qui «ne peut l'éviter», Théramène disant plus loin qu'on a cru voir «un dieu qui d'aiguillons pressait [le] flanc poudreux» de ses chevaux ;
- Diane, la chaste (vers 1404), déesse de la chasse, sous la garde de laquelle se trouve le sage et vertueux Hippolyte.
- Minerve (en grec «Athéna») qui protège Athènes (vers 360).

Les dieux partagent avec les personnages de la tragédie souffrances et plaisirs, joies et vengeances, étant tous emportés, comme Phèdre et Hippolyte, dans un tourbillon d’évènements que dirige, hors de leur volonté et de leur conscience, la fatalité.

Ces «ornements de la fable» sont aussi les monstres antiques dont le Minotaure, ce fruit de la luxure, tapi au fond du Labyrinthe, parcours initiatique des amants et emblème du repaire tortueux de la concupiscence ; dont le monstre que fait surgir des eaux Neptune, et qui attaque Hippolyte.

Ce sont enfin les héros, mot par lequel les Grecs désignaient les demi-dieux :

- Hercule, qui reçoit aussi son nom latin : Alcide.
- Icare.
- Médée, petite-fille du Soleil, comme Phèdre, qui, après que Jason l’eût abandonnée, s’était réfugiée à Athènes auprès d’Égée ; qui, experte en philtres et en poisons (vers 1638), avait tenté de faire périr Thésée ; qui fut, dans toute I'Antiquité, le type de la cruelle magicienne.
- Pirithoüs, roi des Lapithes qu’une amitié légendaire unissait à Thésée ; selon une tradition antique, les deux héros étaient descendus aux Enfers pour enlever Perséphone que Pirithoüs voulait épouser (vers 384).
- Thésée, fils d’Aethra, la femme d’Égée, que Neptune prit de force la nuit de ses noces, mais qui fut accepté comme fils par Égée. Celui-ci, craignant la jalousie de ses neveux, les cinquante Pallantides, laissa son fils à Trézène, à la cour de Pitthée, le père d’Aethra. Mais, à l’âge de seize ans, il apprit qui était son père, et partit pour Athènes, où régnait Égée. Il se lança alors dans ces exploits qu’évoque Racine lorsqu’il parle de : ce héros intrépide.

Consolant les mort de l’absence d’Alcide, Les monstres étouffés et les brigands punis, Procuste, Cercyon, et Scirron, et Sinnis,

Et la Crète fumant du sang du Minotaure.» (vers 77-82).

Il avait aussi triomphé de la malveillance de la magicienne Médée, enlevé l’Amazone Antiope dont il eut Hippolyte, et, Antiope ayant été tuée au combat, épousé Phèdre.

- Minos, fils de Jupiter et d’Europe, qui, disputant la royauté de Cnossos, en Crète, avec son frère, Sarpédon, prétendit avoir été préféré par les dieux, et qui, pour le prouver, demanda à Neptune de faire sortir un taureau de la mer. Son vœu fut exaucé, mais il omit de sacrifier l’animal promis au dieu. Neptune rendit alors le taureau furieux, et inspira la passion amoureuse de Pasiphaé, la femme de Minos, pour l’animal. Hercule tua ou captura le taureau qui dévastait le pays, mais de l’union de Pasiphaé avec l’animal naquit le Minotaure, que Minos fit enfermer dans le Labyrinthe. Par ailleurs, Minos fut un roi juste, un sage législateur, le civilisateur des Crétois, et, après sa mort, un des juges des Enfers, avec Éaque et Rhadamante, son frère.
- Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé qui, éprise de Thésée, l’aida à vaincre le Minotaure, en lui donnant une pelote de fil à dérouler dans le Labyrinthe pour qu’il en retrouve la sortie lorsqu’il aurait tué le monstre. Ils s’enfuirent, mais Thésée l’abandonna dans l’île de Naxos.
- Phèdre, autre fille de Minos et de Pasiphaé.

Mais Aricie fut inventée par Racine qui en fit une Pallantide, une fille de Pallas, frère d’Égée, dont les frères, à la mort de ce dernier, revendiquèrent le trône, et tentèrent de tuer Thésée qu’Égée avait pris comme fils adoptif. Ils furent tous vaincus ou tués, et Thésée, pour se venger, asservit Aracie.

On entraperçoit les mœurs d’une Grèce archaïque, étant celle de 1500 ans av. J.-C. :

- La population est divisée en tribus (celles d’Athènes [vers 723]).
- Hippolyte, dompteur de chevaux chez Euripide, s’adonne ici aux courses de chars (vers 177 178).
- Oenone, tenant «embrassés» les genoux de Phèdre (vers 244), a l’attitude du suppliant antique, que Thésée a encore lorsqu’il s’adresse à Neptune (vers 1486).
- Thésée jure «par le fleuve aux dieux même terrible» (vers 1158), c’est-à-dire par le Styx, fleuve des Enfers, qu’invoquaient même les dieux lorsqu’ils voulaient prononcer un serment solennel.
- Hippolyte donne rendez-vous à Aricie auprès de «tombeaux» qui se trouvent «Aux portes de Trézène» (vers 1392) ; or les fouilles modernes ont confirmé l’existence de somptueux monuments funéraires aux portes des cités archaïques (Mycènes par exemple).
- Le vers 1391 nous apprend que les cérémonies du mariage se prolongeaient jusqu’à la tombée du jour, et se terminaient par un cortège : on reconduisait chez eux les jeunes époux à la lueur des torches.
- Le vers 1478 nous apprend que les Anciens écrivaient sur des tablettes enduites de cire.
Mais, au vers 1652, Racine commet un anachronisme en parlant des «mânes» d’Hippolyte : ce sont les Romains qui désignaient ainsi les âmes des morts.

Malgré tous ces éléments grecs, on ne peut pas parler d’une authentique «couleur locale». Et, en fait, en ce qui concerne les mœurs, la pièce évoque moins la Grèce que la cour de Louis XIV, comme le prouvent :

- la mention anachronique, au vers 32, du «tumulte pompeux d’Athène et de la cour» ; la cour d’Athènes n’avait certainement rien de «pompeux» : Racine songeait à Versailles où l'élégance et la politesse du roi et de ses courtisans cachaient mal les passions et même les crimes.
- la critique que Racine aurait pu vouloir, aux vers 1325-1326, adresser aux vils courtisans de Louis XIV.

mots-clés