Analyse de ‘’Phèdre’’ (1677) Tragédie en cinq actes et en vers de Jean RACINE

Analyse de  ‘’Phèdre’’  (1677)  Tragédie en cinq actes et en vers de Jean RACINE


Analyse de


‘’Phèdre’’  (1677)
  
Tragédie en cinq actes
et en vers de
Jean RACINE



Le sujet de ‘’Phèdre’’ est I'un des plus célèbres de la mythologie grecque, l’un des plus souvent  traités à travers le temps.
Comme ç’avait été le cas pour ‘’La Thébaïde ou Les frères ennemis’’, ‘’Andromaque’’ et ‘’Iphigénie’’, Racine s’inspira d’Euripide pour cette pièce qu’il intitulait alors ‘’Phèdre et Hippolyte’’. Il l’indiqua d’emblée, dans la préface de la pièce : «Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euripide. Quoique j'aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de I'action, je n'ai pas laissé d'enrichir ma pièce de tout ce qui m'a paru plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j'ai peut- être mis de plus raisonnable sur le théâtre.»

Il s'inspira en effet de ’’Hippolyte porte-couronne’’ (428 av. J.-C.), tragédie qui, comme son titre I'indique, est centrée sur Hippolyte. Ce jeune homme d'élite à l'éducation très soignée est un fervent fidèle d'Artémis, la vierge déesse de la chasse. Pour lui, la chasteté est la vertu par excellence ; il a le plus grand mépris pour Aphrodite et pour les femmes, et il I'exprime au besoin agressivement. Dans un prologue, Aphrodite vient annoncer qu'elle va se venger de cette offense, et le châtier. Elle fait de ce prétentieux I'objet de la passion criminelle de sa belle-mère, Phèdre, d'une calomnie puis d'une impulsive réaction de son père, Thésée, qui aboutit à son meurtre, avec I'aide du dieu Neptune. En effet, Aphrodite a aussi un compte à régler avec Phèdre, parce que le grand-père maternel de celle-ci, le Soleil, qui voit tout, avait dénoncé son adultère à son mari, Héphaïstos. En conséquence, elle l’anime d'un érotisme monstrueux qui se manifesta surtout dans une première version de sa pièce, à laquelle Euripide avait donné le titre d‘’Hippolyte voilé’’ (dont il ne reste que des fragments), où, sensuelle et machiavélique, elle se livrait sans réticence à sa passion criminelle, au point que le public fut choqué, et que le dramaturge rédigea sa seconde version, ’’Hippolyte porte-couronne’’.

Involontairement travaillée par une coupable passion pour son beau-fils, Phèdre résiste autant que possible au rôle que la divinité lui impose, la saine raison et un fier sens de l'honneur dominant son esprit. Et, quand elle sent que l'envoûtante puissance de la divinité va triompher, car on annonce la mort de Thésée, elle choisit de se laisser mourir. C'est l’insistance tenace et suppliante de sa nourrice qui I'amène à une confidence dont elle a honte. Elle accepte I'aide de cette vieille femme, mais sur une proposition ambiguë. Quand elle constate que la nourrice a parlé à Hippolyte, et qu'elle entend  les réactions injurieuses de celui-ci, consciencieuse, elle décide aussitôt de se tuer, pour sauver I'honneur de son mari et de ses fils. Mais c'est alors qu'elle se détermine également à perdre par la calomnie I'orgueilleux qui vient de I'insulter : «À un autre aussi la mort sera funeste, pour  lui apprendre à ne pas s'enorgueillir de mes infortunes ; associé à mon mal, il prendra, en le partageant, une leçon de mesure.»

Or le roi, bien qu'absent, est toujours vivant. La nourrice se propose d'aider sa maîtresse à satisfaire cet amour coupable : Phèdre s'y refuse. Malgré cela, sous le sceau du secret, la nourrice dévoile à Hippolyte la passion de sa belle-mère. Le jeune héros s'enfuit, horrifié par la passion que lui voue la reine. Phèdre maudit sa nourrice, et, torturée par la honte, voulant fuir le déshonneur, se pend. Alors survient Thésée qui découvre, attachée au cou de sa femme morte, une tablette par laquelle elle accuse calomnieusement Hippolyte d'avoir tenté de la violer. Ce dernier, mis en présence de son père, essaie en vain de se défendre. Thésée le maudit, et charge de le faire périr le dieu Poséidon,  qui avait promis d'exaucer trois de ses vœux. Un messager survient peu après : il annonce qu'Hippolyte a été traîné par ses chevaux, qu'un monstre sorti de la mer avait épouvantés, et qu'il est mourant. Artémis découvre alors à Thésée la vérité. Hippolyte vient mourir dans les bras de son père, et lui pardonne.

Du point de vue de la tradition grecque, il est cruellement mais justement frappé pour avoir orgueilleusement voulu s'exempter de I'humaine condition, refusé le culte d'une divinité, et bravé son pouvoir. Mais, outre qu'il était misogyne, il opposait son rationalisme critique aux traditions religieuses: Euripide tendit donc à le valoriser comme un philosophe qui aspire à s'affranchir des servitudes du corps et du rapport avec les femmes. «C’est ta noblesse d'âme qui a causé ta perte», lui dit Artémis. Son seul défaut, c'est sa suffisance, sa conviction d'être une âme hors de la commune mesure.

On voit la nette différence avec le héros de Racine, modeste, respectueux, voire timide, qui apprend à ses dépens la toute-puissance de I'amour, qui est la victime de Phèdre, elle-même malheureux instrument d'une vengeance divine dont elle n'était pas l’objet. L’écrivain grec montrait donc les humains victimes de la cruelle vengeance des dieux.

Quant à Phèdre, elle oppose à la vengeance divine plutôt qu'une conscience intime la volonté de rester socialement honorable, parce que, pour Euripide et ses contemporains, I'individu était une personnalité sociale qui (surtout si c'était une femme) n’avait guère d'autonomie subjective. Ce qui  me «tue», dit-elle, c'est «la crainte d'être un jour vaincue, de déshonorer mon mari et les fils que j'ai mis au monde» (vers 419-421). Même sa calomnie criminelle, que notre mentalité nous pousse à lire comme une vengeance personnelle, est tout autant, dans le contexte grec, une dénonciation justicière, où elle est le porte-parole de la raison et I'instrument des dieux contre la scandaleuse prétention d'un mortel.

Racine se contenta le plus souvent d'adapter et même de reproduire des passages entiers de la tragédie grecque. Il lui emprunta les plaintes de Phèdre mourante, les pressantes suppliques de la nourrice et l'aveu à celle-ci (I, 3), puis l’affrontement entre le fils et le père, qu'il raccourcit cependant de près de la moitié (lV, 2), et, en partie, le récit de Théramène (V, 6). Certains vers de sa ‘’Phèdre’’ ne sont même que des transcriptions des vers d'Euripide. Cependant, il modifia certains détails dans la conduite de I'action ; ainsi, chez le Grec, Hippolyte se taisait parce qu'Oenone le lui avait fait jurer par surprise, tandis que, chez lui, différence appréciable, il le fait par respect pour son père. Surtout, les perspectives et les personnages traduisirent sa propre vision et les tendances de son temps.

Tout ce qui n'appartient pas dans ‘’Phèdre’’ à Euripide n'est pas pour autant de I'invention de Racine. Il s’inspira aussi d’auteurs latins, le sujet ayant été repris par Ovide (dans ses ‘’Héroïdes’’, on trouve une lettre de Phèdre à Hippolyte ; dans le livre XV des ‘’Métamorphoses’’, il est question d’Hippolyte), et surtout par Sénèque, dans une ‘’Phèdre’’ qu’il utilisa également, même s’il se borna, dans sa préface, à la nommer en passant, alors qu’il semblait attacher la plus grande importance à I'indication exacte et complète de ses sources. Cette pièce paraît elle-même imitée de la première version d'Euripide, l'’’Hippolyte voilé’’, plus que de la seconde, l'’’Hippolyte porte-couronne’’. Sénèque recomposa l'intrigue, transféra le sujet sur le plan humain, s'intéressant bien plus que le Grec à la subjectivité personnelle. Il fit toujours d’Hippolyte un jeune homme indifférent aux femmes, un mystique, fervent d’Artémis, la chaste déesse. Mais il centra son oeuvre sur Phèdre, dont il approfondit I'analyse, et développa le rôle, lui donnant le trait de caractère de la jalousie que le personnage n’avait pas auparavant. Très sensuelle, elle accepte assez facilement le désir que Vénus lui a donné pour Hippolyte ; elle lui déclare directement son amour ; si elle souffre, c'est surtout parce que sa passion est impossible à satisfaire, et non parce qu’elle est illicite ; et elle insiste, pour excuser ses propres sentiments, sur les infidélités de Thésée. C'est seulement dans un deuxième temps qu'elle se décide à mourir pour sauver son honneur (vers 250-254). C'est par une démarche volontaire que, dans une scène capitale qui n'est pas dans Euripide (l’aveu y est fait hors scène par la nourrice), elle déclare sa passion à Hippolyte ; indigné, il tire son glaive pour I'en frapper ; elle le presse d'achever son geste, et de lui donner la mort ; mais il se ravise, l'épargne et lui abandonne l'épée, désormais souillée par un contact impur ; et elle s’en sert ensuite pour l’accuser. Elle lui survit, et avoue la vérité avant de se tuer devant son cadavre, par amour pour lui autant que par remords.

Racine s'inspira de Sénèque, non seulement pour la scène capitale, mais aussi pour les réactions d'Hippolyte, les répliques de la reine aux objections d’Oenone, le transfert de la calomnie sur celle-ci, I'idée de la captivité de Thésée, la prière à Vénus (adaptée d’une prière de Ia nourrice à Diane), le récit de Théramène. Il préféra cette version car elle laissait plus de place aux passions humaines et moins au sacré.

Il indiqua encore : «J’ai même suivi l’histoire de Thésée telle qu’elle est dans Plutarque», c’est-à-dire dans ‘’Vies des hommes illustres’’. Mais il ne mentionna pas les tragédies de ses devanciers : Ovide, Virgile même.

 Aux XVIe et XVIIe siècles, plusieurs auteurs avaient traité le même sujet :

-  sept dramaturges italiens entre 1552 et 1661 ;

-quatre dramaturges français : Robert Garnier (’’Hippolyte’’ [1573]), Guérin de La Pinelière (’’Hippolyte’’ 1635]), Gabriel Gilbert (’’Hippolyte’’ [1647]) et Mathieu Bidar (’’Hippolyte’’ [1675]), qui s'inspiraient tous de Sénèque, l’ayant d’ailleurs suivi de trop près pour que Racine ait cherché chez eux ce qu'il pouvait trouver chez le tragique latin. Cependant, Garnier envisageait le suicide  d’Oenone, et écrivait en chrétien engagé ; Gilbert et Bidar, s’ils avaient fait l’un et l’autre de Phèdre la fiancée de Thésée, non plus son épouse, dénaturant ainsi l’essentiel du drame, avaient atténué la violente misogynie d’Hippolyte qui n’était plus accusé de viol, mais de tentative de séduction ; chez Gilbert, Oenone se suicidait, et Phèdre éprouvait des remords à la fin de la pièce ; chez Bidar, elle s'empoisonnait au lieu de se tuer sur scène d'un coup d'épée.

Présentaient d'importantes analogies avec ‘’Phèdre'’ ‘’Antiochus’’ de Thomas Corneille (1666), ‘’Stratonice’’ (1660) et ‘’Bellérophon’’ (1670) de Quinault.

 De plus, le thème de ‘’Phèdre’’ rappelait deux récits de la tradition chrétienne :

-L'histoire biblique de la femme de Putiphar qui, furieuse de n'avoir pas réussi à séduire Joseph, l'avait accusé d'avoir voulu la posséder, et fait jeter en prison (‘’Genèse’’, 39).

-L’histoire de Fausta, seconde femme de l'empereur romain Constantin (306-337), célèbre pour avoir fait du christianisme la religion de I'empire ; éprise de son beau-fils, Crispus, et furieuse de le voir repousser ses avances (et aussi d’avoir adhéré au christianisme, auquel elle était personnellement très hostile), elle I'accusa d'avoir voulu la forcer, et son père le fit exécuter ; bouleversée par sa mort, elle avoua la vérité, et Constantin la fit périr. Racontée dans ‘’La cour sainte’’ du P. Caussin (l'un des livres les plus lus entre 1624 et 1650, et que les lettrés n'avaient pas oublié), ce sujet avait été mis en scène par des professeurs de collège (dont les élèves la jouèrent assez souvent à partir de la fin du XVIe siècle), par Grenaille (‘’L'innocent malheureux’’ [1639]) et par Tristan (‘’La mort de Chrispe’’ [1644]).

Mais Racine ne se contenta pas d'imiter. Il accrut la prédominance du personnage de Phèdre, ce que marqua le fait qu’après avoir d’abord donné pour titre à son oeuvre ‘’Phèdre et Hippolyte’’, il l’ait appelée finalement tout simplement ‘’Phèdre’’. Le centrage étant différent, Hippolyte, dont la violente misogynie disparut complètement, décrût dans les mêmes proportions. Il affina l’analyse de Phèdre, développa à I'extrême sa complexité ambivalente ; elle n’est plus simplement la victime de  la nourrice, de la vengeance de Vénus, car il ne pouvait insister sur une explication incroyable pour ses contemporains ; elle est plus responsable, déchirée entre sa conscience et sa passion illicite. Comme chez Bidar, elle s'empoisonne au lieu de se tuer sur scène d'un coup d'épée. Il fit résonner sa problématique à travers toute une mythologie et une cosmologie. Il travailla partout la psychologie, la préparation dramatique, la vraisemblance, la bienséance, le style. Et il introduisit plusieurs données supplémentaires :

-Le personnage d’Aricie, dont l'idée lui avait été foumie par un passage du livre VII de l’’’Énéide’’. Cela entraîna l’introduction d’une dimension politique absente jusqu'à lui, tandis que l’amour que lui porte Hippolyte fait qu’il s'apprête à partir à la fois pour chercher son père et pour la fuir. Cette innovation importante était une réponse à l'attente du public qui, depuis une génération, voulait de jeunes héros tendres et amoureux, un couple pastoral, transposé dans la tragédie où il forme contrepoint à la passion de Phèdre, prépare et redouble ses aveux, est destiné à être broyé. La mode avait déjà imposé cette transformation à Gilbert et à Bidar. Cette innovation permettait aussi, trait de caractère que le personnage n’avait pas chez les Grecs, qui fut inventé par Sénèque, de rendre Phèdre furieusement jalouse : elle allait peut-être avouer la vérité, et essayer de sauver I'innocent, ce qui provoque une remarquable péripétie, quand I'annonce de cet autre amour anime toute la violence d'une passion plus douloureuse que jamais, et rend I'héroïne définitivement coupable mais pitoyable sinon excusable.

-La fausse nouvelle de la mort de Thésée qui, outre qu'elle va rendre encore plus dramatique son retour, allège la culpabilité de Phèdre (Oenone prétend que sa passion «devient une flamme ordinaire» [vers 350]), et enclenche toute I'action, la nouvelle situation obligeant la reine à rencontrer Hippolyte pour défendre les droits de succession de son fils, comme elle pousse le jeune homme à voir Aricie.

-Les violents reproches que la reine fait à Oenone, et qui sont la cause de son suicide.

-Le développement de la dimension héroïque, les exploits de Thésée, dont Euripide ni Sénèque ne parlaient, étant largement évoqués, Hippolyte tuant le monstre, ce qu'il ne faisait nulle part ailleurs.

-L’insistance sur des éléments érotiques : Phèdre invoque le Labyrinthe où elle se serait volontiers «perdue» avec Hippolyte ; elle l'invite à la frapper en pleine poitrine, implorant «un supplice si doux», qui serait à la fois expiation et jouissance ; et, devant sa réticence, elle saisit son épée, un objet qui se porte comme un phallus (vers 699-711).

Mais la ‘’Phèdre’’ de Racine n'est pas un «patchwork». C’est une œuvre originale où il a tout à la fois redonné au sujet sa violence primitive, en présentant Phèdre comme épouse de Thésée et non comme sa fiancée, et ajouté une dimension de tendresse au modèle donné par Euripide. C’est même un chef-d'oeuvre dans la mesure où ses multiples emprunts furent parfaitement intégrés dans une vision de I'être humain aussi bien que dans un parcours dramatique et une harmonie poétique qui sont l’expression de cette vision, même s'ils ne s'y réduisent nullement. La pièce montre l'affrontement de la passion et de la conscience sous leurs formes les plus intenses. La protagoniste de Racine n'est pas une juxtaposition de la Phèdre consciencieuse d’Euripide et de la Phèdre sensuelle de Sénèque. Elle est une réanimation d'éléments empruntés à ces auteurs par la mise en scène de la contradiction fondamentale de I'être humain selon la vision dont il était nourri. C'est pour cela que ses inventions et ses emprunts s'articulèrent si bien dans un être qui porte un nom ancien mais qui n'existait pas chez Euripide, encore moins chez Sénèque, qui est à la fois conscience et concupiscence, à la fois innocente et coupable sans être tout à fait ni I'un ni I'autre. 
Cette vision fondamentalement chrétienne permit à Racine, s’il réalisa, plus que dans ‘’Iphigénie’’, la transposition de l’idéal hellénique, d'aller plus loin qu'Euripide ou Sénèque dans le sentiment de la faute et vers un désir d'expiation.

mots-clés