ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 5 : Intérêt psychologique

ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 5 : Intérêt psychologique


Intérêt psychologique


Parlant de ''L'assommoir'', Zola déclara : «Il m'a semblé nécessaire de mettre au-dessus de l'éternelle injustice des classes l'éternelle douleur des passions.» (lettre à Édouard Rod, le 27 mars 1885).
Or le romancier naturaliste avait des théories physiologiques qui, dans ce roman aussi sinon surtout, le conduisirent à bien montrer «la part sauvage» de l'être humain en concevant des personnages (tous des ouvriers et des ouvrières) dont la plupart, dont la psychologie est sommaire, se vident de ce qui faisait d'eux des êtres humains, car la veulerie (cause, plus que la condition sociale, de  la misère?) finissant par les gagner. Ils portent au plus secret d'eux-mêmes une semence de malheur d'une effrayante vitalité ; il leur suffit de ne point résister pour se trouver entraînés au plus bas, l'écrivain ayant su montrer, avec une justesse de ton admirable, comment la parlote du lundi matin devant le zinc du bistrot, la boîte à outils qui glisse de l'épaule sur le carreau, l'heure qui passe, donnent le sentiment qu'on se laisse aller à l'irréparable, le goût de la chute.

De ce fait, les «mauvais ouvriers» sont nombreux, et il n'y a qu'un seul bon ouvrier, et qui incarne une possibilité de bonheur. Est donc isolé Goujet, qui l'est déjà du fait de son physique : c'est «un colosse de vingt-trois ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d'une force herculéenne. À l'atelier, les camarades l'appelaient la Gueule-d'Or, à cause de sa belle barbe jaune». De plus, ce forgeron manie avec noblesse le marteau, comme on le voit lors de la compétition avec Bec-Salé (chapitre VI). Mais il déploie encore des qualités morales : souci de l'économie, sobriété, chasteté, amour platonique, courtois, secret, pour Gervaise (qu'il aide, qu'il protège, à laquelle il prête la somme nécessaire pour ouvrir la blanchisserie, et propose de s'enfuir avec lui). Il a encore des préoccupations sociales et politiques, des idées républicaines (car ce n'est pas tout à fait un hasard s'il est à la fois grand, beau, fort, vertueux, et le seul républicain entièrement sympathique de tous ''Les Rougon-Macquart''). Cet ouvrier modèle est, pour Zola, le représentant du peuple tel qu'il devrait être. Et ce personnage si différent des autres est vrai et émouvant. Son offre généreuse prouve que le milieu ouvrier, s'il est dur d'égoïsme, peut donner aussi des exemples de fraternité active et de grands dévouements.

D'autres personnages sont, devant le malheur de Gervaise, des spectateurs apitoyés mais impuissants (Mme Goujet) ou indifférents, voire hostiles.
C'est le cas particulièrement des Lorilleux qui, ouvriers en chambre travaillant l'or, matière noble dont l'éclat et le prix, pensent-ils, rejaillissent sur eux, semblent faire exception car ils ne sont pas dans la misère, et ont la vanité et l'égoïsme de leur aisance ; lorsqu'ils émergent de leur deux pièces sordide, le teint brouillé et jaune, ils sont revêtus des attributs dérisoires de la dignité petite-bourgeoise qui leur fait mépriser leurs voisins : «Les Lorilleux [...] vivaient en sournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaient dans ce coin de la maison, s'enfermant pour ne pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh ! des bons coeurs, des voisins joliment obligeants ! oui, c'était le chat ! On n'avait qu'à frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ou une carafe d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu’ils ne s'occupaient jamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain ; mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il s'agissait de mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde.» (chapitre X). Dès le début, Mme Lorilleux montre qu'elle n'aime pas Gervaise, et sa méchanceté s'accroît quand sa belle-soeur parvient à s'établir dans un commerce ; aussi refusent-ils ensuite de l'aider lorsqu'elle sombre dans la misère : «La dégringolade de la Banban [le surnom qu'ils ont donné à Gervaise] les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche, quel décatissage, mes amis ! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre d'assiettes sales laissées en plan, chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des guenilles dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées ! Dieu de Dieu ! il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato qui tortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lichades et les gueuletons.» (chapitre X).

Sont des instruments plus ou moins volontaires du malheur de Gervaise les deux hommes de sa vie :

- Coupeau. C'est d'abord un ouvrier honnête, travailleur, relativement sobre (il ne boit que du vin) car il se souvient de l'alcoolisme de son père, capable même, pendant les quatre premières années, de délicatesse à l'égard de Gervaise. Aussi leur ménage marche-t-il bien. Mais il est victime d'une chute qui le change, lui inspire la crainte de monter à nouveau sur les toits, le dégoût de son métier ; il a désormais perdu l'immunité, l'inconscience du danger de celui qui n'a jamais eu d'accident. Et sa convalescence, qui se prolonge longtemps après qu'il est rétabli, le contraint à l'oisiveté, l'amène à de mauvaises fréquentations, à fréquenter le cabaret. Alors il «roule au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure», n'est plus qu'un ivrogne mené peu à peu, par paliers, à l'état de loque et au délire alcoolique. Dans cette catastrophe progressive, on trouve le dégoût croissant du travail, malgré quelques velléités ; la perte de sa dignité d'homme et d'abord de mari (il pousse Gervaise dans les bras de Lantier, puis lui conseille de se prostituer) ; l'abandon de sa responsabilité paternelle (avec Nana, il va des violences physiques à une indifférence complète devant ses débordements).

- Lantier. C'est d'abord un garçon de vingt-six ans, petit, très brun, d’une jolie figure, avec de menues moustaches, qu’il frise toujours d’un mouvement machinal de la main. Il porte alors une cotte d’ouvrier tanneur, une vieille redingote tachée qu’il pince à la taille ; il se montre méticuleux, ayant, en parlant, un accent provençal très accentué. Dépensier et infidèle, après avoir dépensé l'héritage de Gervaise, il l'abandonne, elle et ses enfants. Pendant sept ans, on ne le revoit pas. Brusquement, il reparaît dans le quartier, étant alors prétendument devenu chapelier alors qu'en fait, il n'est toujours qu'un chômeur et un maquereau. On l’aperçoit autour de la boutique de Gervaise, ramené sans doute par Virginie. Coupeau, déjà alcoolique, fait de lui son ami, et l’introduit à la maison. À cette époque, il s’est épaissi, il est devenu gras et rond à cause de sa petite taille, de ses jambes et de ses bras qui sont lourds ; mais sa figure garde de jolis traits, sous la bouffissure due à une vie de fainéantise ; et, comme il soigne beaucoup ses moustaches, on ne lui donne pas plus que son âge. Bien habillé, il
porte un pantalon gris, un gros paletot bleu et un chapeau rond. Si on l’en croit, il a dirigé longtemps une fabrique de chapeaux, et s’est retiré parce que son associé «mangeait» la maison avec des femmes. Aussi, lui qui «savait lire et parlait comme un avocat», se donne-t-il des allures de patron, mais entretient le mystère sur son passé et ses occupations, disparaissant parfois pour des affaires qu'il garde secrètes mais qu'il est sans cesse sur le point de conclure et qui doivent, selon lui, faire sa fortune. Il En réalité, il ne fait rien, se caractérise par sa fainéantise et son habileté à maquereller. Par ailleurs, lecteur des journaux républicains, détenteur de brochures «ouvriéristes», il diatribe contre l'Empire. Mais la grande préoccupation de ce parasite est de s’insinuer dans le ménage des Coupeau où, une séduction trouble émanant de ce bellâtre, tandis qu'il poursuit ses desseins avec une obstination et une habileté démoniaques, s'abattant sur sa proie après une série de cercles concentriques (chapitre VII), il fait bientôt la loi, prenant possession de la maison, ne payant plus sa pension, empruntant même de l'argent à la femme pour «faire la noce» avec le mari. Toujours poli et de bonnes manières, ce beau parleur conquiert le quartier, séduit même les Lorilleux. À présent, chez les Coupeau, il désigne lui-même les fournisseurs, exige qu’on respecte son goût de Provençal pour la cuisine à l’huile, joue le rôle de grand arbitre dans la famille, se charge de l’éducation de Nana, et, finalement, redevient l’amant de Gervaise qu’il mène au doigt et à l’œil. Lorsque, plus tard, il flaire la panne, il tourne ses batteries vers les Poisson, amène Virginie à reprendre la boutique des Coupeau, règne entre la petite blonde et la grande brune, se bourre de sucreries, et «nettoie» tranquillement le petit commerce de Virginie comme il avait «nettoyé» celui de Gervaise. Cet homme, qui vit des femmes, tourne alors autour de la fille du restaurant d’à côté, une femme magnifique, et fait en sorte qu'elle reprenne le magasin qui sera une triperie. Mauvais génie, il incarne l'esprit du mal.

Comme l'indiquait nettement le premier titre qu'avait choisi Zola (''La vie simple de Gervaise Macquart'') et comme l'indiqua ensuite le titre donné par René Clément à son film qui fut une adaptation du roman (“Gervaise”), celui-ci est essentiellement l’histoire de Gervaise, qui en est la figure la plus importante et la plus subtile. Zola voulut faire d'elle la femme du peuple type, le symbole de toutes ces femmes du peuple broyées par la terrible machine de la fatalité sociale.
Comme il fondait ses personnages sur la théorie de l'hérédité, il fit d'elle une enfant depuis sa naissance chétive et affligée d'une claudication. Son père la battait, et sa mère la soignait à l'anisette, jusqu'à ce qu'elle ait, un jour, failli en mourir. À douze ans, elle devint apprentie blanchisseuse. À quatorze ans, elle tomba enceinte pour la première fois, de l'ouvrier tanneur, Auguste Lantier.
Dans son ''Ébauche'', Zola avait prévu que Gervaise «doit être une figure sympathique», «de tempérament tendre et passionné [...] une bête de somme au travail [...] Chacune de ses qualités tourne contre elle. Le travail l'abrutit, sa tendresse la conduit à des faiblesse extraordinaires.»

Dans ''L'assommoir'', on assiste, sur dix-huit années d'existence, à sa conquête d'une certaine aisance puis à une dégradation morale et physique à laquelle elle aurait pu échapper car «elle se compare à un sou lancé en l'air, retombant pille ou face, selon les hasards du pavé». En effet, chez cet être complexe, les éléments positifs et les éléments négatifs coexistaient. Mais, du fait de sa malchance, ceux-ci prirent progressivement le dessus.
À vingt-deux ans, elle est grande, assez mince, jolie, avec des traits fins mais déjà tirés par les rudesses de sa vie. Elle ne boit plus de liqueurs, ayant été dégoûtée des alcools. Elle est courageuse, dure à la peine, étant bien la «bête de somme au travail» qu'avait prévue le romancier. Elle montre cependant une sorte de distinction d'esprit qui tranche sur son milieu, qui est faite de prudence, de modestie, d'un souci de respectabilité. Son seul défaut est d’être très sensible, d'avoir trop bon cœur, d'être «trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu'un», d'être «complaisante pour elle et pour les autres, tâchant uniquement d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennuis.» Ressemblant à sa mère par cette «rage de s’attacher aux gens», elle se dévoue pour certains qui lui font ensuite mille misères. Cependant, sa gentillesse naturelle dégénère en une bonté molle, une indulgence confinant à la lâcheté. N'ayant pas «un liard de volonté», se laissant aller où on la pousse, elle est facilement victime d’une sorte d'atonie, d'un sentiment d'impuissance à conduire sa vie.

Son arrivée dans le quartier de la Goutte-d'Or lui cause une dépression, où elle est en proie à la hantise de l'échec et du néant, où elle connaît une fascination de la mort, étant «prise d'une épouvante sourde, comme si sa vie désormais allait tenir là, entre un abattoir et un hôpital».
Mais elle se reprend grâce à la rencontre avec Coupeau, auquel elle décrit le bonheur petit-bourgeois dont elle rêve : «Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table, deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue [...] Je mourrais volontiers dans mon lit. Et c’est tout, vous voyez, c’est tout.» Cet idéal touchant dans sa modestie, qui a quelque chose de poignant, et est d'autant plus pathétique qu'iI est plus menacé par toutes les influences du milieu, va revenir comme un leit-motiv.

Après avoir repoussé longtemps les avances de Coupeau, du fait de peurs irraisonnées, de noirs pressentiments, de l’hostilité évidente des Lorilleux devant qui le zingueur est si petit garçon, elle consent à l'épouser. S'ils se marient sous d'heureux auspices, on sent, dès la description de la noce, que leur bonheur est menacé : d'un côté, par l'envie et la malveillance des Lorilleux ; de l'autre, par Ia fréquentation, difficile à éviter, d'ouvriers rigolards, soiffards, paresseux, toujours prêts à entraîner Coupeau dans quelque escapade. Cependant, cette «femme résolue ayant son plan de vie bien arrêté», qui a le goût de ce travail bien fait qui légitime l'ambition, s'active avec l’ardent désir de satisfaire son idéal, demeure honnête et digne, mène une vie exemplaire.
Arrive donc un temps où le travail et les sacrifices du couple semblent avoir porté leurs fruits, où le rêve de vie simple de Gervaise semble s’être réalisé : ils sont de simples ouvriers, mais vivent désormais dans une certaine aisance. Ayant pu économiser assez pour qu'elle puisse s'établir à son compte, ils ont une boutique en vue, et louent un appartement. Et cette mère qui aime ardemment ses deux garçons donne naissance à une fille, la scène de l'accouchement montrant d'ailleurs son énergie.

Mais survient la chute de Coupeau ; elle le soigne, comprend son état d'esprit, appréhende le temps où il reprendra le travail, et où elle I'attendra chaque jour avec la peur qu'on le lui ramène sur une civière. Aussi ne le presse-t-elle pas, heureuse de l'avoir à la maison ou à la boutique, de pouvoir le dorloter, fière de gagner assez pour toute la famille, et de pouvoir même lui glisser une pièce de cent sous par-ci par-là «pour ses plaisirs», sans se rendre compte qu'ainsi il prend goût à son oisiveté.
Et, de ce fait, les économies du ménage sont «mangées». Doit-elle donc renoncer à ses projets? Non
: grâce à leur voisin, Goujet, qui l'aime «comme une sainte Vierge», ils peuvent prendre possession de la boutique, où elle se remet bravement à la besogne, tout en éprouvant alors des joies d’enfant devant son rêve réalisé. Si elle s’attriste de l’inconduite de Coupeau, elle l'excuse, tolère ses libations avec complaisance, le déshabille maternellement lorsqu’il rentre ivre. Mais cette existence l’aveulit : elle cède à tous les petits abandons de son embonpoint naissant. Comme l’oisiveté et les désordres de l’homme commencent, eux aussi, à porter leur fruit, la gêne arrive. Si elle accepte la mauvaise fortune, la déchéance de Coupeau, comme elle a accepté la bonne, l'offre d'argent de Goujet, elle se rapproche de lui pour lequel elle nourrit en secret un grand amour.
Quand elle veut rattraper l'échec de ses noces, et célébrer son succès, elle organise une grande fête, devant alors naviguer entre deux écueils : la vanité, l'amour propre mal placé, un respect de soi qui s'attache aux signes extérieurs de réussite (I'aspect de la boutique, les toilettes, la fête trop coûteuse), et l'inverse : Ia perte du respect de soi ; le Iaisser-aller. Tombant facilement de l'un à l'autre parce que la respectabilité, Ies valeurs bourgeoises, les ouvriers n'y accèdent jamais une fois pour toutes, parce qu'elles sont I'enjeu d'une lutte de tous les instants, et que le moindre accident remet tout en question, elle est toujours soumise à la tentation de la lâcheté qui lui ferait abandonner la lutte, et se laisser alIer. Si elle donne une preuve de sa beauté foncière («Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable au point de faire entrer les pauvres quand elle les voyait grelotter dehors»), en invitant aussi le père Bru ; si elle se consacre à satisfaire sa gloutonnerie («Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlait pas, de peur de perdre une bouchée»), comme cette fête est l'occasion de la réapparition de Lantier, et que Coupeau lui-même «avait poussé son ancien amant dans la boutique», elle «les contemplait l'un après l'autre, douce et stupide» et
 «une paresse heureuse l'engourdissait, la tenait tassée au bord de la table, avec le seul besoin de n'être pas embêtée».

Or c'est alors que commence sa lente déchéance. Placée entre un mari indigne qui maintenant la dégoûte et un ancien amant qui veut la reprendre, elle désespère d’être jamais heureuse. Elle a essayé un instant de se réfugier dans l'amour platonique de Goujet, qui la bouleverse («Elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte vierge») car elle trouve que son offre de l'enlever «comme cela se passe dans les romans ou dans la haute société» met du romanesque dans son existence, et I'aide à la supporter ; mais cette offre lui suffit, et elle se contente d'en être éblouie, la refuse parce qu’elle est mariée et a des enfants, son attitude prouvant que subsiste chez elle, jusqu'au milieu de ses turpitudes, le sens de la pureté. Leur dernière rencontre est comme un adieu de Gervaise à la meilleure part d'elle-même.

Mais, comme elle a, par mollesse, accepté l'installation chez elle de Lantier, elle est ensuite sans force pour lui résister, et finit par succomber. Elle a alors perdu tout respect d’elle-même, vit tranquillement au milieu de l’indignation publique, se désintéresse du travail, perd toute exigence éducative vis-à-vis de Nana qui devient «une roulure de barrière» (ce qui annonce le roman qui suivra
: Nana est comme la condamnation vivante de Gervaise), se laisse envahir par une paresse et même une sorte de torpeur paralysante. Refluant des profondeurs, un épais matérialisme étouffe progressivement chez elle les élans de l'âme ; il consiste en une sensualité grossière, un culte de la nourriture ; plus la sensation est fruste, plus elle est pour elle source de jouissance, à la limite de la scatologie, dans son travail de blanchisseuse : «Elle s'abandonnait, étourdie par le léger vertige qui lui venait du tas de linge». Elle est aussi «sans dégoût pour l'haleine vineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu'ils échangeaient à pleine bouche au milieu des saletés du métier était comme une première chute dans le lent avachissement de leur vie». Après une courte révolte, elle finit toujours par trouver sa position naturelle, n’a de colère contre personne, sauf peut-être contre madame Lorilleux qui l’a ridiculisée sous le nom de «la Banban» et dont elle se venge en l’appelant «Queue-de-Vache».
À bout de ressources, elle se décide à céder sa boutique. Et alors, c’est l’enfer dans une petite chambre du sixième. Elle se met à boire, reprenant l'habitude de boire un petit verre qu'elle avait dans son enfance, qui avait enfoncé en elle un consentement, un acquiescement au destin, une soumission aux lâchetés. Elle se retrouve telle qu'elle était dans ''La fortune des Rougon'', ayant donc vécu pour rien, tous ses efforts ayant été inutiles, sa réussite temporaire n'ayant été qu'une illusion, le milieu l'ayant ramenée à son hérédité dont le signe visible est sa claudication qui est de plus en plus accentuée. Elle devient une créature sans âge, abîmée par la misère et l'incompréhension, sombrant dans l'ivrognerie et dans une demi-folie. Elle connaît un enlaidissement croissant, envahie qu'elle est par un embonpoint qui est noté avec insistance, et qui est signe de l'envahissement de l'esprit par la matière.

Elle est alors réduite au rang de simple laveuse. Même plongée dans cette épaisse misère, elle porte encore secours au père Bru, s'interpose courageusement entre la malheureuse Lalie et son tortionnaire de père, l’héroïsme de celle-ci ayant pu être un avertissement pour elle que, malheureusement, elle ne comprend pas. Finalement, comme on ne veut plus d’elle nulle part, elle dort sur la paille, et en arrive à chercher sa nourriture dans les tas d’ordures. Quand elle tente de se prostituer et qu'elle aborde Goujet, elle met ainsi un terme à son vieux rêve de bonheur, détruit définitivement ce qui aurait pu être, car, au sein de cet univers froid, étroit, cru, s'était développé un amour romantique qui se termine, hélas, de manière médiocre.

Gervaise, qui, le soir de sa noce, repoussait si violemment le père Bazouge, le croque-mort ivrogne, est maintenant curieuse de lui, encore horrifiée mais déjà fascinée. Sa chambre, au sixième étage,  est voisine de la sienne : «Elle l'écoutait piétiner, s'inquiétait au moindre de ses mouvements [...] Le sacré soûlard était sa préoccupation, une peur sourde mêlée à une envie de savoir [...] Pendant des heures, elle tendait l'oreille, elle croyait que des enterrements défilaient chez le voisin. Oui, le pis était que, dans ses terreurs, Gervaise se trouvait attirée jusqu'à coller son oreille contre le mur, pour mieux se rendre compte. Bazouge lui faisait l'effet que les beaux hommes font aux femmes honnêtes ; elles voudraient les tâter, mais elles n'osent pas ; la bonne éducation les retient. Eh bien ! Si la peur ne l'avait pas retenue, Gervaise aurait voulu tâter la mort, voir comment c'était bâti.» Finalement, elle frappe à la cloison, et appelle Bazouge. «Ne lui avait-il pas offert deux fois de l'emballer, de
l'emmener avec lui quelque part, sur un dodo où la jouissance du sommeil est si forte qu'on oublie du coup toutes les misères?» Pourtant, cette fois-là, quand il répond, «à cette voix enrouée, Gervaise s'éveilla comme d'un cauchemar [...] Non, non, elle ne voulait pas, elle n'était pas prête.» Mais, le jour où Lalie Bijard est morte, où, mise au défi de se prostituer par son propre mari, elle a fait le trottoir parce qu'elle avait trop faim, où elle a été repoussée par tous les hommes à qui elle essayait de se vendre, et où Goujet, l'homme à la bonne opinion duquel elle tenait le plus, l'a vue, folle d'humiliation, ricanant au souvenir de ses espoirs à son arrivée à Paris, lorsque, regagnant sa chambre, elle passe devant celle de Bazouge, elle entre et le supplie : «Oh ! emmenez-moi, j'en ai marre, je veux m'en aller [...] Il ne faut pas me garder rancune. Je ne savais pas, mon Dieu ! On ne sait jamais, tant qu'on n'est pas prête [...] Oh ! oui, l'on est contente d'y passer un jour !» Elle veut mourir. Bazouge, toujours galant avec les dames, voudrait bien lui rendre ce service, mais, lui dit-il : «Ma petite mère, ça ne peut pas s'arranger comme ça [...] Dame ! il y a une petite opération auparavant [...] Vous savez, couic ! [...] Gervaise s'était relevée lentement ; lui non plus ne pouvait donc rien pour elle?»

Enfin, clocharde à demi-folle, elle meurt de misère, et la retrouve le père Bazouge qui, dans ses paroles, sur lesquelles se clôt le roman, interprète exactement ses dernières pensées : «Va, t'es heureuse. Fais dodo, ma belle !»

Zola avait voulu dessiner le trajet possible d'une fille du peuple démunie d'argent et de relations, qui, après avoir monté lentement les degrés de l'échelle sociale, les descendit rapidement ; qui, si elle s'était montrée forte pour construire, fut faible pour défendre son modeste bonheur dès que se présenta l'adversité ; qui, sur le plan moral, perdit son honnêteté ainsi que sa dignité de femme et de mère. Cependant, comme elle avait été poursuivie par une fatalité d'hérédité et de classe, persécutée par un destin mauvais, qui présenta divers visages, mais surtout celui de l’alcoolisme, elle est une victime pitoyable, mais non coupable, prise comme elle l'a été entre deux hommes qui l'exploitèrent et la méprisèrent, soumise à des forces maléfiques contre lesquelles, malgré ses qualités, elle ne pouvait rien, qui font qu'elle fut entraînée dans un engrenage auquel elle ne put échapper.

Zola, qui pensait avoir écrit une «oeuvre de vérité», avait aussi écrit une oeuvre de pitié, car il plaida en faveur de ses personnages : «Il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent.» Et on ne peut pas dire que sa psychologie ait été à courte vue puisqu'il sut nous montrer avec tant de lucidité les sentiments et les caractères de ces malheureux.

mots-clés