ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 6 : Destinée de l’oeuvre

ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 7 : Destinée de l’oeuvre

Destinée de l’oeuvre


À partir du 13 avril 1876, ''L'assommoir'', avec ce sous-titre ''Étude de moeurs parisiennes'', parut en feuilleton dans le journal républicain radical ''Le bien public''. En même temps, il parut dans deux journaux de Saint-Pétersbourg, des traducteurs habitant Paris y expédiant des textes au fur et à mesure de leur sortie.

Le roman souleva immédiatement une salve de critiques, provoqua une véritable polémique. Des protestations affluèrent car on était surpris par le choix de personnages appartenant au milieu ouvrier; et, alors que le directeur du ''Bien public'' pratiquait des coupures dans le texte manuscrit aux endroits les plus osés, on était scandalisé par des images jugées perturbatrices, bouleversantes. Surtout, on s'effarait devant la crudité du langage. Le 19 avril, dans la très conservatrice ''Gazette de France'', on qualifia Zola de «chef de la Commune littéraire», de «réaliste absolu, doublé d'un lyrique à tous crins et à toutes cordes».

Si ''Le bien public'' ne subit aucun désabonnement, les relations entre le journal et Zola se détériorèrent, parce que, selon le romancier, on trouvait que le roman n'était «pas assez radical», mais aussi parce que, alors qu'il avait touché le prix prévu pour la fourniture de tout le roman (8000 francs), après la fin du sixième chapitre, il demanda un délai pour produire la seconde partie. De ce fait, la publication fut arrêtée le 7 juin.

Catulle Mendès racheta les droits, et, un mois plus tard, la suite de la publication fut assurée par sa revue littéraire, ''La république des lettres'' qui était éditée en Belgique, du 9 juillet 1876 au 7 janvier 1877. Même si d'autres coupures furent effectuées, cette seconde partie du roman suscita encore des réactions. Dans ''Le Figaro'', le 1er septembre, Albert Millaud écrivit : «Ce n'est pas du réalisme, c'est de la malpropreté ; ce n'est plus de la crudité, c'est de la pornographie.» Zola répondit alors, lui aussi dans ''Le Figaro'', que personne ne saurait juger la portée morale d'une oeuvre en cours de  publication ; que jamais romancier n'avait eu des intentions plus strictement honnêtes que les siennes; qu'«on n'attaque bien le mal qu'avec un fer rouge». Le 21 septembre, B. de Fourcauld écrivit, dans ''Le Gaulois'' : «C'est le recueil le plus complet que je connaisse de turpitudes sans compensations, sans correctif, sans pudeur. Le romancier ne nous fait pas grâce d'un vomissement d'ivrogne [...] Le style, je le caractériserais d'un mot de M. Zola qui ne pourra se fâcher de la citation ; ''Il pue ferme''.» Les pouvoirs publics s'en mêlèrent. Sous la pression du procureur de la république de Melun, le numéro du 5 novembre de ''La république des lettres'' parut sans le texte de ''L'assommoir''.

À la fin janvier 1877, le roman parut en volume. Zola, qui l'avait dédicacé à Flaubert («À mon grand ami, Gustave Flaubert, en haine du goût») y avait rétabli les passages supprimés dans le feuilleton. Dans sa préface, il indiqua : «J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénoûment la honte et la mort. C’est de la morale en action, simplement. ''L'assommoir'' est à coup sûr le plus chaste de mes livres.» Il affirma : «Mon oeuvre me défendra. C'est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais., ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter des jugements tout faits, grotesques et odieux

Cependant, la vente du livre fut interdite dans les gares. Et la bataille reprit de plus belle, dans toute la presse cette fois. Dans ''La gazette de France'', Pontmartin ne vit dans le roman «qu'une énorme indigestion», «un abominable dévergondage», «une écoeurante malpropreté». Dans ''Le journal des débats'', le 14 mars, Henry Houssaye asséna : «On pourrait comparer ''L'assommoir'' à un musée anatomique. Il appartient moins à la littérature qu'à la pathologie». Dans ''Le télégraphe'', le 16 mars, Auguste Dumont accusa Zola d’avoir plagié le livre de Denis Poulot. La droite s'attaquait à ''L'assommoir'' tout en étant heureuse de voir le peuple, devant lequel elle avait tremblé en 1871, peint comme elle aimait qu'on le peigne : sale, ignorant, paresseux, ivrogne, débauché, tout en regrettant parfois que la querelle apportât au roman une efficace publicité. La gauche, tout en se félicitant qu'il ait attiré le regard des lecteurs sur la misère des pauvres, accusait Zola de ne présenter de l’ouvrier que ses mauvais côtés, d'être «un calomniateur du peuple», d'avoir «pour le peuple un mépris de bourgeois» et d'avoir écrit «un pamphlet ridicule dirigé contre les travailleurs, et forgeant des armes pour la réaction».

Des confrères du romancier prirent parti eux aussi.

Victor Hugo s'indigna : «Ce livre est mauvais. Il montre comme à plaisir les hideuses plaies de la misère et de l'abjection à laquelle le pauvre se trouve réduit. Vous n'avez pas le droit de nudité sur la misère et le malheur». Jules Verne jugea le roman «infect […] et prodigieux.»
Mais, en 1876, dans ''L'actualité de Bruxelles'', J.-K. Huysmans s'exalta : «Ah ! criez, tempêtez, rougissez, si cela vous est possible, dites que ''L'assommoir'' est populacier et canaille, dites que les gros mots vous désarçonnent, qu'importe ! Les artistes, les lettrés, voguent en plein enthousiasme [...] Et enfin ces pages extraordinaires seront plus tard, lorsque la gloire de Zola demeurera incontestée, comptées parmi les plus belles, les plus radieuses, de notre littérature : la mort de Lalie et le trottoir de Gervaise. Se peut-il donc que des gens osent nier l'inestimable talent de cet homme, sa personnalité puissante, son ampleur, sa force, uniques dans cette époque de rachitisme et de lenteur.» Le 3 février 1877, Stéphane Mallarmé écrivit à Zola : «Voila une bien grande oeuvre ; et digne d'une époque où la vérité devient la forme populaire de la beauté ! Ceux qui vous accusent de n'avoir pas écrit pour le peuple se trompent, dans un sens, autant que ceux qui regrettent un idéal ancien ; vous en avez trouvé un qui est moderne, c'est tout. La fin sombre du livre et votre admirable tentative de linguistique, grâce à laquelle tant de modes d'expression souvent ineptes forgés par de pauvres diables prennent la valeur des plus belles formules littéraires puisqu'ils arrivent à nous faire sourire ou presque pleurer, nous lettrés ! Cela m'émeut au dernier point ; est-ce chez moi disposition naturelle, toutefois, ou réussite peut-être plus difficile encore de votre part? Je ne sais. Mais le début du roman reste jusqu'à présent la portion que je préfère. La simplicité si prodigieusement sincère des descriptions de Coupeau travailleur ou de l'atelier de la femme me tiennent sous un charme que n'arrivent point à me faire oublier les tristesses finales ; c'est quelque chose d'absolument nouveau dont vous avez doté la littérature, que ces pages si tranquilles qui se tournent comme les jours d'une vie.»

Zola fut attristé par les critiques négatives : on ne l'avait pas compris. Dans une lettre au ''Bien public'' qui y parut le 22 février 1877, il répéta : «J'affirme que j'ai fait une oeuvre utile en analysant un certain coin du peuple. J'y ai étudié la déchéance d'une famille ouvrière, le père et la mère tournant mal, la fille se gâtant par le mauvais exemple, par l'influence fatale de l'éducation et du milieu. J'ai fait ce qu'il y avait à faire : j'ai montré des plaies, j'ai éclairé violemment des souffrances et des vices, que l'on peut guérir.» Il se défendit d'avoir sali le peuple. Il expliqua que ses accusateurs étaient des romantiques, des idéalistes qui «rêvent d'utopie avant d'avoir étudié le réel» - «Le peuple est ainsi, mais parce que la société le veut bien» - «J'ai étendu la signification du mot ''assommoir'' à tout le milieu ouvrier, aux conditions d'ignorance, de vice et de misère, qui, dans nos quartiers populeux, transforment peu à peu les travailleurs en un troupeau d'ivrognes déguenillés. Voilà la bête humaine assommée, conduite à notre abattoir social, par la faute des autres et par sa faute

Il reste que, si le livre faisait scandale, il connaissait également un immense succès auprès du public grâce à des appréciations qui se répandirent par le bouche à oreille. Trente-huit éditions et près de quarante mille exemplaires furent produits en 1877 ; douze autres éditions sortirent en 1878. La 91e édition fut annoncée le 31 décembre 1881. En 1893, on vendit cent vingt-sept mille exemplaires. ''L'assommoir'' inaugura les tirages massifs des grands succès modernes de librairie.

Ce fut au point que Zola en fut comme... assommé ! qu'il vit ainsi sa situation matérielle complètement transformée, qu'il accéda à une certaine aisance financière, d'autant plus que, devant le succès, l'éditeur Charpentier, honnêtement, modifia les termes du contrat. Cela mit fin à l'obsession de l'écrivain : gagner de l’argent. Le retentissement du livre fut tel qu'il devint l'écrivain français le plus célèbre, dépassant Hugo. Les journaux allaient se disputer la publication des oeuvres suivantes, offrant de vingt à trente mille francs pour les présenter en feuilletons.


''L'assommoir'' donna lieu à d’innombrables caricatures et parodies.

Il fut adapté au théâtre :
-     Dès 1877, à l’initiative de Zola et avec son aide, un drame en cinq actes et dix tableaux fut écrit par William Busnach et Oscar Gastineau. La première eut lieu le 18 janvier 1878, à l'Ambigu, avec Hélène Petit dans le rôle de Gervaise. On apprécia notamment le tableau du lavoir, la violente bagarre opposant Gervaise à Virginie, et se terminant par une fessée à coups de battoir. À la suite de ce vif succès, la pièce fit courir Paris. En 1900, elle fut reprise au Théâtre de la Porte-Saint-Martin.
-      En 1879, le dramaturge anglais Charles Reade donna une pièce intitulée “Drink”, qui fut son plus grand succès.

Le romana été adapté au cinéma une dizaine de fois :
-     En 1902, par Ferdinand Zecca dont le film de cinq minutes, présentant cinq tableaux, fut intitulé ''Les victimes de l'acoolisme''.
-      En 1909, par Albert Capellani, qui se permit d'importantes modifications : le personnage de Virginie multiplie les actes criminels pour se venger de la fessée que lui a assénée (elle provoque intentionnellement la chute de Coupeau d’un échafaudage, et substitue une bouteille d’absinthe au lieu du vin qu’il est autorisé à boire, causant ainsi sa mort).
-     En 1911, par Gérard Bourgeois qui intitula son film “Les victimes de l'alcool”.
-     En 1921, par Charles Maudru.
-     En 1933, par Gaston Roudès, avec Line Noro, Daniel Mendaille et Henri Bosc.
-        En 1956, par René Clément qui intitula son film “Gervaise”, fit tourner Maria Schell (douce et soumise, elle donna une image plutôt juste de Gervaise), François Périer (Coupeau), Armand Mestral (Lantier), Suzy Delair (Virginie), dans une mise en scène d'un réalisme minutieux, marquée en particulier par la scène d'anthologie où Gervaise et Virginie, se battant comme des furies, roulent dans les eaux savonneuses du lavoir ; par celle du grand repas ; par la terrifiante chute du toit de Coupeau. Mais la relation avec Goujet avait été plutôt escamotée, Le film obtint le lion d'or au festival de Venise. Il est considéré comme un des grands classiques du cinéma français.

En 1995, Giselher Klebe donna un opéra intitulé ''Gervaise Macquart'', sur un livret de sa femme, Lore Klebe, basé sur le roman d’Émile Zola. L'opéra fut créé le 10 novembre 1995 au ''Deutsche Oper am Rhein'', à Düsseldorf, sous la direction d’August Everding, avec Marta Marquez dans le rôle titre et Markus Müller dans le rôle de Lantier,

Du retentissement de ''L'assommoir'' allaient naître des romans qui attireraient l'attention sur le prolétariat.


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