ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 3 :Intérêt de l’action

ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 3 :Intérêt de l’action


Intérêt de l’action


Zola avait écrit, dans le dossier préparatoire : «Le roman doit être ceci : montrer le milieu du peuple et expliquer par ce milieu les mœurs du peuple ; comme quoi, à Paris, la soûlerie, la débandade de la famille, les coups, l’acceptation de toutes les hontes et de toutes les misères, vient des conditions mêmes de l’existence ouvrière, des travaux durs, des laisser-aller […] Je prends Gervaise à vingt- deux ans, en 1850, et je la conduis jusqu’en 1869, à quarante et un ans. Je la fais passer par toutes les crises et toutes les hontes inimaginables […] Je la montre à quarante et un ans épuisée de travail et de misère. [...] Le roman est la déchéance de Gervaise et de Coupeau, celui-ci entraînant celle-là, dans le milieu ouvrier
Dans la brève mais importante préface, il expliqua ses intentions : «J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénomment la honte et la mort.»

En effet, le roman, qui se déroule sur dix-huit ans (1850-1868), raconte «la simple vie de Gervaise», depuis son arrivée à Paris, dans la force de la jeunesse, jusqu'à sa mort, lamentable. En effet, Zola avait d'abord choisi le titre ''La simple vie de Gervaise Macquart'', et c'était dit qu'en conséquence «il faudra que le caractère du livre soit précisément la simplicité, une histoire d'une nudité magistrale, de la réalité au jour le jour, tout droit. [...] Je dois montrer tout le monde travaillant à sa perte, d'une façon consciente et inconsciente.»


Mais, en dépit de cette volonté de simplicité et de l'objectif du naturalisme, qui est celui d'une observation froidement scientifique, Zola eut :

-          Le souci d'une construction significative. Le roman comportant treize chapitres de longueur équivalente (sauf le treizième), les six premiers font apparaître la vie de Gervaise comme une lente ascension sociale, sa réussite matérielle avec sa blanchisserie qui marche bien ; puis, au centre de l'œuvre, dans le chapitre VII, se produit l'événement décisif qui va faire basculer son destin : la fête  qui symbolise le sommet de sa réussite voit aussi le retour de Lantier, et l'événement est donc aussi  le point de départ d'une lente mais irréversible déchéance dont les six derniers chapitres décrivent les étapes. On peut considérer que, quand Gervaise est revenue dans le lit de Lantier, qu'elle partageait au début du livre, une première boucle est bouclée ; que, quand elle prend l'habitude de boire un petit verre, qu'elle retrouve ainsi cette habitude de son enfance, une seconde boucle est alors bouclée ; après, elle laisse tout aller.

-     La mise en branle de forces contraires dans la lutte dont le ménage Coupeau est comme l'enjeu :
-   Le bon génie qu'est Goujet, qui est seul et pas assez puissant, qui fait plusieurs tentatives, avant de s'effacer.
-  Les nombreux mauvais génies que sont :
-  les Lorilleux qui sont animés par l'envie ;
-   Virginie, «grande diablesse» dont «les yeux noirs s'allument d'étincelles jaunes», qui représente l'immoralité et la vanité ; comme Gervaise lui a infligé une défaite humiliante, elle va la poursuivre de sa volonté de vengeance ;
-    les ouvriers Mes-Bottes, Bibi-La-Grillade, Bec-Salé dit Boit-sans-Soif, qui sont plus proches du «mauvais garçon de barrière» que de l'ouvrier honnête, et qui poussent Coupeau à l'oisiveté et à l'alcoolisme ;
-    Lantier, qui incarne l'esprit du mal ;
-     le père Bazouge qui, par ses propos grossièrement ambigus, ne cesse de préfigurer la fin de Gervaise, personnifie en quelque sorte le destin ;
-   L'alambic du père Colombe, personnage dont le nom est ironique puisque la colombe est symbole de paix alors que le cafetier et ses boissons apportent la violence et le malheur chez les clients. La rencontre heureuse entre Gervaise et Coupeau a lieu dans ''L'assommoir'', où trône «la machine à soûler», qui attire la curiosité de la jeune femme, mais qui, monstre redoutable, surveille déjà ses victimes qu'au fil du roman il dévore, car c'est véritablement un personnage vivant.
-  Le système économique et social inhumain, mécanique.

-     Le goût des effets dramatiques, des grandes scènes :
L'incipit donne le ton : «Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la fenêtre, elle s'était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes
Puis, au chapitre I, a lieu la bataille au lavoir avec Virginie, véritable combat homérique qui impose d'emblée la brutalité physique qui va marquer tout le livre.
Cependant, comme est ménagée une alternance entre les moments heureux et les moments malheureux, après ce début fort sombre où Gervaise, abandonnée avec ses deux enfants, attend en vain le retour de Lantier, sa rencontre avec Coupeau est comme un rayon de soleil : la vie paraît commencer ce jour-là pour eux ; elle fait part du rêve sympathique qu'elle a d'une vie simple, et qui paraît à leur portée.
Au chapitre III, la noce et la visite au Louvre laissent une impression douce-amère.
Quand le rêve de Gervaise semble s’être réalisé, survient, au chapitre IV, l'accident de Coupeau qui le transforme en oisif adonné à l'ivrognerie, qui peut faire croire qu'elle doive alors renoncer à ses projets.
Mais Goujet lui prête les cinq cents francs nécessaires pour la location et l'installation de la boutique de blanchisserie.
Au chapitre VI, moment heureux, Gervaise découvre la forge de Goujet.


Au chapitre VII, la fête chez elle marque le triomphe apparent de sa prospérité. Mais elle se termine en cauchemar.
Au chapitre XII, on assiste à la grotesque tentative de prostitution.
La fin devait d'abord être un «drame violent». Mais Zola corrigea : «Non, pas de drame. Je ne voudrais pas faire trop dramatique ni trop extraordinaire. Le drame doit sortir des faits naturels.» La fin de Gervaise n'est donc pas tragique.
Mais Zola s'était déjà montré cruellement pathétique en peignant sa déchéance :
-     «Gervaise [...] s'avachit encore ; elle manquait l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait baissée pour la ramasser. Les côtes lui poussaient en long. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire tomber.» (chapitre X).
-       «Plantée devant ''L'assommoir'', Gervaise songeait. Si elle avait eu deux sous, elle serait entrée boire la goutte. [...] Et, de loin, elle contemplait la machine à soûler, en sentant que son malheur venait de là, et en faisant le rêve de s'achever avec de l'eau-de-vie, le jour où elle aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dans les cheveux, elle vit que la nuit était noire. Allons, la bonne heure arrivait. C'était l'instant d'avoir du coeur et de se montrer gentille, si elle ne voulait pas crever au milieu de l'allégresse générale. D'autant plus que de voir les autres bâfrer ne lui remplissait pas précisément le ventre.» (chapitre XII).
-       «Gervaise dura ainsi pendant des mois. Elle dégringolait plus bas encore, acceptait les dernières avanies, mourait un peu de faim tous les jours. Dès qu’elle possédait quatre sous, elle buvait et battait les murs. On la chargeait des sales commissions du quartier. Un soir, on avait parié qu’elle ne mangerait pas quelque chose de dégoûtant ; et elle l’avait mangé, pour gagner dix sous.» (chapitre XIII).
Avant la mort de Gervaise, le romancier a atteint, dans le chapitre  XIII, des sommets du pathétisme en évoquant les décès de deux personnages qui sont, de façon significative, aux deux extrémités des âges.
D'une part, c'est le père Bru qui dit : «On ne veut plus de moi nulle part pour travailler [...] Je suis trop vieux. [...] L'année dernière, j'ai encore gagné trente sous par jour à peindre un pont ; il fallait rester sur le dos, avec la rivière qui coulait en bas. Je tousse depuis ce temps [...] Aujourd'hui, c'est fini, on m'a mis à la porte de partout.» Il se résigne : «On doit se coucher et crever, quand on ne peut plus travailler.» Il meurt, et cela permet à Gervaise de prendre sa place sous l'escalier de la maison de la Goutte-d'Or.
D'autre part, c'est la petite Lalie Bijard dont le sort est encore plus déchirant car son malheur est causé précisément par son père, celui qui a le devoir de la nourrir, de l'élever, de la protéger jusqu'à ce qu'elle soit en âge d'affronter seule l'adversité, mais qui est un ivrogne à l'ivresse brutale et méchante qui terrorise sa famille, a déjà tué sa femme d'un coup de pied dans le ventre, après quoi la petite Lalie a pris sa place, ce qui ne l'empêche pas de la fouetter tant et si bien que d'épuisement et de mauvais traitements elle s'allonge sur le lit où Gervaise la trouve «avec le désir de soulager  l'enfant [...] Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quelle pitié ! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, un reste de camisole aux épaules en guise de chemise ; oui, toute nue et d'une nudité saignante et douloureuse de martyre. Elle n'avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les côtes, de minces zébrures violettes descendaient jusqu'aux cuisses, les cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache livide cerclait le bras, comme si la mâchoire d'un étau avait broyé ce membre si tendre, pas plus gros qu'une allumette. La jambe droite montrait une déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en trottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n'était qu'un noir. Oh ! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme écrasant cet amour de quiqui, cette abomination de tant de faiblesses  râlant sous une pareille croix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure.» Pourtant, ce soir-là, Gervaise pense que la petite fille a de la chance, et elle l'envie car elle est morte, qu'elle a échappé à sa misère, tandis qu'elle traîne encore sa vie : «Maintenant, elle habitait la niche du père Bru. C’était là-dedans, sur de la vieille paille, qu’elle claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. La terre ne voulait pas d’elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeait seulement


pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour en finir. La mort devait la prendre petit à petit, morceau par morceau, en la traînant ainsi jusqu’au bout dans la sacrée existence qu’elle s’était faite. Même on ne sut jamais au juste de quoi elle était morte. On parla d’un froid et chaud. Mais la vérité était qu’elle s’en allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie gâtée. Elle creva d’avachissement, selon le mot des Lorilleux. Un matin, comme ça sentait mauvais dans le corridor, on se rappela qu’on ne l’avait pas vue depuis deux jours ; et on la découvrit déjà verte, dans sa niche.» (chapitre XIII).

Zola n'atténuant donc aucune tare, aucune douleur, aucun malheur, les soulignant plutôt, eut le courage de mener son entreprise jusqu'au bout, sans une défaillance, produisant donc, avec ''L'assommoir'', un roman d'une remarquable densité, d'une grande noirceur, d'une profonde émotion.
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