ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 2 :Intérêt littéraire

ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 2 :Intérêt littéraire


Intérêt littéraire


En rédigeant le texte de ''L'assommoir'', Zola fut, à son habitude, à la fois un observateur et un artiste.

L'observateur tint à donner à ses personnages la langue même qu'ils parlaient, c'est-à-dire l'argot, qu'on avait déjà trouvé chez Balzac, en particulier dans ''Splendeurs et misères des courtisanes'', où il avait inséré un ''Essai sur l'argot'', et chez Hugo dans ''Les misérables'' où un chapitre porte ce titre : ''L'argot''. Mais on le lui reprocha véhémentement.
Dans sa réponse à un détracteur, il reconnut, au sujet de son emploi du «langage des faubourgs parisiens» : «Il est un peu gros, sans doute, mais quelle verdeur, quelle force et quel imprévu d'images !» Dans sa préface, il chercha à expliquer le mauvais accueil qu'avait reçu le livre : «La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots. Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l’étudient et jouissent de sa verdeur, de l’imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs.» En effet, il consulta le ''Dictionnaire historique d'argot'' de Lorédan Larchey, le ''Dictionnaire de la langue verte'' d’Alfred Delvau, fit de son roman «un travail philologique».

On peut relever l'emploi de ces mots :
- «abatage» pour «reproches» ;
- «abatis» pour «bras et jambes» ;
- «allonger» pour «donner un coup» ;
- «bâfrer» pour «manger goulûment, avec excès» ;
- «balancer» pour «se débarrasser», «rejeter» ;
- «bastringue» pour «guinguette» ;
- «bec» pour «bouche» ;
- «becqueter» pour «manger» ;
- «bedon» pour «ventre» ;
- «boîte» pour «atelier» ;
- «bordée» pour «absence du travail non justifiée» ;
- «bourgeois» pour «époux» ; «bourgeoise» pour «épouse» ;
- «bousingot» pour «cabaret mal famé» ;
- «branche» : «vieille branche» pour «vieux copain» ;
- «cadet» pour «quidam» ;
- «cambuse» pour «logement exigu», comme, sur un bateau, le magasin aux vivres ;
- «camphre» pour «eau-de-vie âpre et violente» :
- «canon» pour «verre de vin» ;
- «casse-gueule» pour «eau-de-vie très forte» ;
- «cato» pour «prostituée de bas étage» ;
- «chat» pour «concierge de prison» ;
- «chenillon» pour «avorton», «enfant» ;

- «cheulard» pour «soûlard» ;
- «chic» pour «aisance», «air dégagé» ;
- «chienlit» (masculin) pour «personnage de carnaval» ; d'où «chienlit de la Courtille» (célèbre lieu de plaisir parisien de jadis, situé vers l'emplacement du carrefour de Belleville, en bas de  l'actuelle rue de Belleville et en haut de la rue du Faubourg-du-Temple) ;
- «se chiffonner» pour «se fâcher» ;
- «chopine» pour «bouteille de vin» ;
- «cocarde» pour «saoulerie» ;
- «cochon» pour «licencieux» ;
- «coco» pour «corps», «estomac» ;
- «coterie» pour «assistants» à une scène ;
- «couenne» pour «peau» ;
- «coulant» pour «accommodant» ;
- «coup de tampon» pour «coup de poing» ;
- «crevaison» pour «mort» ;
- «crever» pour «tuer» ;
- «cruche» pour «idiote» ;
- «danse» pour «volée de coups» ;
- «décaniller» pour «s'en aller rapidement», «décamper» ;
- «décatissage» pour «déchéance» ;
- «dèche» pour «misère» ;
- «dégommé» pour «vieux», «qui est défraîchi», «qui a perdu ses cheveux» ;
- «dés à coudre» pour «petits verres» ;
- «dîners par coeur» pour «moyens de tromper la faim» ;
- «dodo» pour «lit» ou «sommeil» ;
- «écrabouiller» pour «écraser» ;
- «s'embrasser comme du pain» pour «s'embrasser amoureusement, chaleureusement» ;
- «emmoutarder» pour «ennuyer», «embêter» ;
- «encloué» pour «handicapé mental» ;
- «farce» (adjectif) pour «amusant», «comique», «grotesque» ;
- «fil» pour «eau de vie servie dans les cafés ruraux» ; le «fil-en-quatre» valait quatre sous le verre, en fonction du degré d'alcool ;
- «flâne» pour «flânerie», «fainéantise» ;
- «flanquer à la porte» pour «congédier», «renvoyer» ;
- «flûter», «envoyer flûter quelqu'un» pour «l'envoyer promener» ;
- «fouler», «se la fouler» pour «se donner du mal» ;
- «frimousse» pour «visage» ;
- «fringale» pour «faim» ;
- «fripe» pour «nourriture» ;
- «fripouille» pour «canaille», «chenapan» ;
- «frusques» pour «vêtements» ;
- «gaupe» pour «fille d'une conduite lamentable» :
- «godaille» pour «débauche de table et de boisson» ;
- «grand-tétasse» pour «femme à la forte poitrine» ;
- «grelot» : «avoir un fichu grelot» pour «être un fameux bavard» ;
- «guibolles» pour «jambes» ;
- «guignol» pour «personne involontairement comique ou grotesque» ;
- «gueuleton» pour «repas copieux» ;
- «jobard» pour «naïf, facile à tromper» ;
- «lanterner» pour «traîner en longueur» ;
- «licher» pour «boire lentement une petite quantité de liquide en en appréciant le goût» ; d'où
«lichade» ;
- «louchon» pour «personne qui louche», «qui est affligée d'un fort strabisme».

- «mamours» pour «marques de tendresse», «caresses» ;
- «manger» pour «dépenser totalement» ;
- «se manger» pour «se disputer», «se battre» ;
- «margot» pour «femme aux mœurs légères» ;
- «mastoc» pour «fort et lourd» ;
- «matou», nom familier du chat mâle non castré, pour «homme ardemment sensuel» ;
- «mine à poivre» pour «établissement où l'eau-de-vie consommée est fabriquée sur place» ;
- «mioche» pour «enfant» ;
- «moutardier» pour «la bouche» ;
- «nettoyer» pour «dépenser», «ruiner» ;
- «nichons» pour «seins» ;
- «paroissiens» pour «gens» ;
- «passer» pour «mourir» ;
- «patoches» pour «mains» ;
- «pelure» pour «manteau», «pardessus» ;
- «pépée» pour «jeune fille au physique plaisant» ;
- «piauler» pour «habiter», «être logé» ;
- «pieds à la poulette» pour «pieds de veau à la sauce poulette» ;
- «pincer» pour «attraper», «prendre» ;
- «pochard» pour «ivrogne» ;
- «poison» pour «personne insupportable» ;
- «poivre» (adjectif) pour «complètement ivre» peut-être parce que certains cabarets servaient l'eau- de-vie mêlée de poivre, ou par allusion à la force de l'alcool ;
- «pomper» pour «boire» ;
- «quenotte» pour «dent» ;
- «quinquets» pour «yeux» ;
- «quiqui» pour «cou» ;
- «raccommodé» pour «réconcilié» ;
- «raide» pour «boisson forte» ;
- «redoubler» pour «prendre de nouveau» ;
- «ribote» pour «ivresse» ;
- «roulure» pour «femme légère» ;
- «roussin» pour «policier» ;
- «schloffer» pour «dormir» (de l'allemand «schlaffen» : «dormir») ;
- «schnick» pour «alcool blanc, de grain ou de pomme de terre», en général de mauvaise qualité ;
- «sifflet» pour «gosier» ;
- «singe» pour «patron» ;
- «tortiller» pour «faire mourir» ;
- «touche» pour «aspect d'ensemble», «allure» ;
- «tournée» pour «consommations payées par un client pour tous les autres» ;
- «traînée» pour «femme légère» ;
- «trimer» pour «travailler dur» ;
- «vitriol» (nom populaire de l'acide sulfurique concentré) pour «alcool» ;
- «zig» pour «homme».

On peut remarquer aussi le pittoresque :
- des sobriquets donnés aux personnages : «Bec-salé dit Boit-sans-soif», «Bibi-la-Grillade», «Gueule- d'Or», «la Banban», «Marie-bon-bec», «Mes-Bottes», «Queue-de-Vache» ;
- d'expressions :
- «arranger quelqu'un» pour «médire de lui» ;
- «avoir la couenne trop brûlée» pour «être trop insensible» ;
- «avoir du cuivre dans le coco» pour «se sentir l'estomac lourd» ;
- «avoir des raisons avec quelqu'un» pour «avoir une querelle avec lui» ;

- «avoir quelqu'un quelque part» pour «le mépriser profondément», «se moquer complètement de ses observations» ; les variantes sont : «avoir quelqu’un dans le derrière», «avoir quelqu’un dans le cul» ;
- «battre les murs» pour «marcher en chancelant sous l'effet de l’ivresse» ;
- «baver de l'eau sucrée» pour «avoir un langage doucereux» ;
- «chatouiller les côtes» pour «donner des coups» ;
- «chier du poivre à quelqu'un» pour «lui échapper», «s'enfuir» ;
- «claquer du bec» pour «ne rien avoir à manger» ;
- «danser devant le buffet» pour «jeûner de force» ;
- «débarbouiller quelqu'un» pour «lui donner des claques» ;
- «de quatre sous» pour «de peu de valeur» ;
- «envoyer à Chaillot» pour «envoyer promener», «se débarrasser», Chaillot étant alors un village éloigné de Paris où l'on considérait ses habitants comme des débiles
mentaux ;
- «être de parole» pour «respecter sa parole» ;
- «faire la Saint-Lundi» pour «ne pas travailler», la coutume de fêter la «Saint-Lundi», c'est-à- dire de chômer ce jour-là, remontant au XVIIIe siècle ;
- «faire des queues à quelqu'un» pour «lui être infidèle» ;
- «faire sa Sophie» pour «faire la mijaurée», «affecter la pruderie» ;
- «faire son nez» pour «prendre un air renfrogné» ;
- «faire son tas» pour «s'asseoir confortablement» ;
- «les côtes lui poussent en long» pour marquer que l'individu ne peut pas, ne daigne pas, se pencher pour ramasser quelque chose.
- «les vaches se mettent à la paille en plein midi» pour reprocher à quelqu'un de dormir dans la journée ;
- «manger un boisseau de sel avec quelqu'un» pour «être son vieil ami» ;
- «monter le coco de quelqu'un» pour «le mettre en colère» ;
- «n'avoir pas un radis» pour «n'avoir pas un sou» ;
- «n’en voir pas moins la lune par le même trou que les autres» pour «ne pas échapper à la réalité physique de tous les êtres humains» ;
- «ne pas avoir pour deux liards de volonté» pour «ne pas avoir du tout de volonté» ;
- «il pleut sur sa mercerie» pour «ses affaires vont mal», «il est sur le point de faire faillite» ;
- «raboter le sifflet» pour «laisser coi» ;
- «sauver son lard» pour «éviter un danger», «sauver sa vie» ;
- «se piquer le nez» pour «boire avec excès» ;
- «tourner ses pouces» pour «être oisif», «rester à ne rien faire».
- de plaisanteries : au père Bru, «les jeunes [...] demandent si c'est [lui] qui [a] verni les bottes d'Henri IV».
- des insultes : «Bougre !» - «Bougre de rosse !» - «Bougre de trognon !» - «Garce !» - «La carne !» -
«Morveuse !» - «Salauds !» - «Sales bêtes !» - «Salopiaud !» - «Tas de mufles !»
- des jurons : «Cré nom !» - «Dieu de Dieu !» - «Fichtre !» - «Merde !» - «Nom de Dieu !» - «Pardi !» -
«Sacré mâtin !» - «Sacré tonnerre !» - «Zut !».

Mais Zola ne se contenta pas d'«avoir eu la curiosité littéraire de ramasser» (''Préface'') ces mots et ces expressions appartenant à l'argot, d'en truffer son texte en les coulant «dans un moule très travaillé» (''Préface''). Il usa constamment du discours indirect libre qui a pour effet de plonger le lecteur au cœur des pensées des personnages. Ainsi, «Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif racontait qu'il y avait une commande pressée dans sa boîte. Oh ! le singe était coulant, pour le quart d'heure ; on pouvait manquer à l'appel, il restait gentil, il devait s'estimer encore bien heureux quand on revenait. D'abord, il n'y avait pas de danger que le patron osât jamais flanquer à la porte Bec-Salé dit Boit- sans-Soif, parce qu'on n'en trouvait plus, des cadets de sa capacité.»
Le commentaire du narrateur s'efface devant le regard et la parole de personnages qui observent le monde en tentant de l'expliquer, d'où l'emploi récurrent de l'indéfini «on» oscillant entre narrateur et
 personnages, et incluant le destinataire : «Gervaise [...] se remit à la fenêtre. À la barrière, le piétinement de troupeau continuait dans le froid du matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus.» (chapitre I). En effet, par le recours au monologue intérieur, Zola passa insensiblement du style direct au style indirect libre sans que ni le vocabulaire populaire ni le mouvement des phrases soient modifiés. Aussi a-t-on pu mettre en doute la «vérité» linguistique de  ce texte à l'écriture hybride.

Zola avait ainsi inauguré ce qu'on a appelé par la suite le «roman parlé» où l'auteur se départit de son langage pour donner l'illusion que le texte est écrit dans la langue des personnages, que leur vie intérieure est restituée à l'état brut. Le roman devient ainsi un «roman du comportement» où l'auteur s'efface pour laisser penser et réagir librement et naturellement les personnages, pour faire entendre une sorte de voix collective commentant les événements.

En fait, ce «roman parlé» fut le fruit d’un travail très concerté, car le vocabulaire et la syntaxe populaires y furent stylisés. Et Zola fit œuvre d'art, non seulement en usant d'un style vigoureux, mais en dépassant, dans les procédés d'expression, le banal réalisme, en déployant une grande variété de tons.

On trouve des descriptions de lieux d'un strict réalisme : «''L’assommoir'' du père Colombe se trouvait au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert-pomme, or pâle, laque tendre.» (chapitre II).

Mais le connaisseur en matière de peinture que Zola était, dont on perçoit le goût dans chacune des pages du roman, qui écrivit comme il aurait peint, sut trouver des couleurs assez puissantes pour son tableau de l'enfer, qui est grandiose, a quelque chose d'hallucinant.
Dans l'ensemble du roman, domine le noir. L'horizon est bouché ; il n'y a jamais de soleil, ou presque
; les rues sont décrites surtout la nuit («Oh ! que la nuit faisait toutes ces choses tristes !») ; tout est bitumeux, d'une laideur poignante. La seule lumière est celle, diabolique, de l'alambic. De ce fait, de cette masse d'horreurs naît une beauté étrange.

Parfois, la description réaliste d'un lieu triste s'éclaire tout de même : Dans «la rue» où «il y avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis des semaines se couvraient d'affiches [...] seule une devanture de perruquier de petite ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres, égayait ce coin d'ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenus très propres.» (chapitre IV). Il arrive aussi que la description réaliste dérive vers un certain grotesque : «Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises, comme nettoyées et badigeonnées d'ombre, s'étendaient, montaient ; et elles étaient plus nues encore, toutes plates, déshabillées des loques séchant le jour au soleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers, blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. Un rayon de lampe, tombé de l'atelier de cartonnage, au second, mettait une traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaient les ateliers des rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coin humide, des gouttes d'eau, sonores au milieu du silence, tombaient une à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla à Gervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C'était toujours sa bête de peur, un enfantillage dont elle souriait ensuite. / Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était

bleue, d'un azur profond de ciel d'été, où la petite lampe de nuit du concierge allumait des étoiles.» (chapitre II).

Zola révèle même un talent de caricaturiste dans ces aperçus sur des prostituées ; «Il y en avait une, au tronc énorme, avec des jambes et des bras d'insecte, débordante et roulante, dans une guenille de soie noire, coiffée d'un foulard jaune ; il y en avait une autre, grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne ; et d'autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très sales, si sales, si minables, qu'un chiffonnier ne les aurait pas ramassées.» (chapitre XII).

Plus encore, la description réaliste d'un lieu peut laisser éclater des touches quelque peu fantastiques
: «Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, et les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse
; à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait  d'autant plus colossale qu'elle s'élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle ; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s'émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d'une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d'attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s'élevant jusqu'au deuxième étage, creusant un porche profond, à l'autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d'une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre. [...] À l'intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. C'étaient des murailles grises, mangées d'une lèpre jaune, rayées de bavures par l'égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une moulure, seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d'un vert glauque d'eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas à carreaux bleus, qui prenaient l'air ; devant d'autres, sur des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d'un ménage, les chemises de l'homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins ; il y en avait une, au troisième, où s'étalait une couche d'enfant, emplâtrée d'ordure. Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au-dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes.» (chapitre II).

S'impose surtout l'évocation de l'alambic de ''L'assommoir'' qui est un bel exemple d'hypotypose, c'est-à-dire de peinture si vive, si animée, si frappante et si énergique que l'appareil est en quelque sorte sous les yeux du lecteur. C'est Gervaise qui «eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet.» (chapitre II). Plus loin, il est, pour Gervaise encore, «cette sacrée marmite, ronde comme un ventre de chaudronnière grasse, avec son nez qui s'allongeait et se tortillait, [qui] lui soufflait dans les épaules, une peur mêlée d'un désir. On aurait dit la fressure de métal d'une grande gueuse, de quelque sorcière qui lâchait goute à goutte le feu de ses entrailles, une jolie source de poison, une opération qu'on aurait dû enterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable !» (chapitre X).

Les actions peuvent être rendues avec une simple précision qui laisse pourtant planer une menace :
«Coupeau terminait alors la toiture d'une maison neuve, à trois étages. / Ce jour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc. Comme le toit était presque plat, il y avait installé son établi, un large volet sur deux tréteaux. Un beau soleil de mai se couchait, dorant les cheminées. Et, tout là- haut, dans le ciel clair, l'ouvrier taillait tranquillement son zinc à coups de cisaille, penché sur l'établi, pareil à un tailleur coupant chez lui une paire de culottes. Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-sept ans, fluet et blond, entretenait le feu du réchaud en manœuvrant un
énorme soufflet, dont chaque haleine faisait envoler un pétillement d'étincelles. [...] L'aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d'un rose pâle dans le plein jour. Puis il se remit à souffler. Coupeau tenait la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord du toit, près de la gouttière ; là, il y avait une brusque pente, et le trou béant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chez lui, en chaussons de lisières, s'avança, traînant les pieds, sifflotant l'air d'''Ohé ! les p'tits agneaux''. Arrivé devant le trou, il se laissa couler, s'arc-bouta d'un genou contre la maçonnerie d'une cheminée, resta à moitié chemin du pavé. Une de ses jambes pendait. Quand il se renversait pour appeler cette couleuvre de Zidore [Isidore, l'aide], il se rattrapait à un coin de la maçonnerie à cause du trottoir, là- bas, sous lui.» (chapitre IV).

Le romancier naturaliste décrivit la crise de «delirium tremens» de Coupeau en montrant cependant que ses gesticulations, à la fois comiques et horribles, exprimaient le fond de la détresse humaine :
«Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l'air ; mais un chienlit pas drôle, oh ! non, un chienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil du corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom ! quel cavalier seul ! Il butait contre la fenêtre, s'en retournait à reculons, les bras marquant la mesure, secouant les mains, comme s'il avait voulu se les casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre des farceurs dans les bastringues, qui imitent ça ; seulement, ils l'imitent mal, il faut voir sauter ce rigodon des soûlards, si l'on veut juger quel chic ça prend, quand c'est exécuté pour de bon. [...] Coupeau avait le cri d'une bête dont on a écrasé la patte.». (chapitre XIII).

Zola pratiqua souvent cet impressionnisme qui se caractérise par, dans les scènes de la rue ou d'intérieur, la juxtaposition très élaborée de sensations visuelles, auditives et surtout olfactives, l'opposition de deux sensations (odeur, couleur) qui, dans un violent contraste, fait surgir un éclair de beauté d'un environnement sordide.

Il put avoir de saisissants raccourcis : ainsi, à propos de Bijard, il stigmatisa «l'ivrognerie de l'homme qui enlevait les draps du lit pour les boire» (chapitre VI).

Le romancier naturaliste se montra pourtant souvent poète, le lyrisme affleurant parfois  soudainement, sous la forme d'une poésie très simple, spontanée, en contraste généralement avec l'épais prosaïsme du milieu ambiant ou de la situation. On trouve ainsi :
- Le poème de la misère causée par l'hiver : «Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. [...] La neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs.

Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l’escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n’aurait pas produit un air d’orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l’écrasement du pauvre monde» (chapitre X).
- La poésie que Gervaise porte en elle et qui jaillit quand elle pense à Goujet ou qu'elle le voit : «Tout le monde disait en riant à Gervaise que Goujet avait un béguin pour elle. Elle le savait bien, elle rougissait comme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui lui mettait aux joues des tons vifs de pomme d'api. Ah ! le pauvre cher garçon, il n'était pas gênant ! Jamais il ne lui avait parlé de ça ; jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n'en rencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte.

Et, sans vouloir l'avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte vierge. Quand il lui arrivait quelque ennui sérieux, elle songeait au forgeron ; ça la consolait. Ensemble, s'ils restaient seuls, ils n'étaient pas gênés du tout ; ils se regardaient avec des sourires, bien en face, sans se raconter ce qu'ils éprouvaient. C'était une tendresse raisonnable, ne songeant pas aux vilaines choses, parce qu'il vaut encore mieux garder sa tranquillité, quand on peut s'arranger pour être heureux, tout en restant tranquille.» (chapitre V).
- Le lyrisme dans l'évocation de la beauté fraîche et sensuelle de Nana : «Très blanche de chair, très grasse, si dodue même qu’on aurait dit une pelote. [...] Une vraie frimousse de margot, trempée dans du lait, une peau veloutée de pêche, un nez drôle, un bec rose, des quinquets luisants auxquels les hommes avaient envie d’allumer leur pipe. Son tas de cheveux blonds, couleur d’avoine fraîche, semblait lui avoir jeté de la poudre d’or sur les tempes, des taches de rousseur, qui lui mettaient là une couronne de soleil. Ah ! une jolie pépée, comme disaient les Lorilleux, une morveuse qu’on aurait encore dû moucher et dont les grosses épaules avaient les rondeurs pleines, l’odeur mûre d’une femme faite. [...] Des nichons lui étaient venus, une paire de nichons de satin blanc tout neufs. [...] Ce qui la rendait surtout friande, c’était une vilaine habitude qu’elle avait prise de sortir un petit bout de sa langue entre ses quenottes blanches. Sans doute, en se regardant dans les glaces, elle s’était  trouvée gentille ainsi. Alors, tout le long de la journée, pour faire la belle, elle tirait la langue.»  (chapitre XI).

On remarque d'étonnantes comparaisons :
- «On faisait la queue devant ''L'assommoir'' du père Colombe, allumé comme une cathédrale pour une grand-messe ; et, nom de Dieu ! on aurait dit une vraie cérémonie, car les bons zigs chantaient là-dedans avec des mines de chantres au lutrin, les joues enflées, le bedon arrondi.»
- «Mes-Bottes avait un nez qui fleurissait, un vrai dahlia bleu de Bourgogne», «un rire de poulie mal graissée».
- Les voisins de Gervaise, «la dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu’on caresse.»
- «La petite Lalie, cette gamine de huit ans, [est] grosse comme deux sous de beurre» (chapitre X).
- Le ciel est «barbouillé comme un cul de poule» (chapitre XII).
- Le père Bru est «desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées.»

Le poète se plut en particulier à des personnifications :
- Celle de l'ombre mobile de Gervaise alors qu'elle essaie de se prostituer, son pitoyable déhanchement étant amplifié jusqu'à une bouffonnerie tragique qui l'amène à se tourner elle-même en dérision : «Une ombre énorme, trapue, grotesque, tant elle était ronde. Cela s'étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. Elle louchait si fort de la jambe que, sur le sol, l'ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vrai guignol ! Puis, lorsqu'elle s'éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait le boulevard avec des révérences qui lui cassaient le nez contre les arbres et les maisons.» (chapitre XIII).
- Celle du «poêle [qui] glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte».
- Celles des machines, qui s’animent, se métamorphosent et prennent une vie fantastique, le personnage étant, face à ces «machines monstres», partagé entre attirance et répulsion, restant souvent impuissant :
- dans la blanchisserie, «la machine à vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche» ;
- la «fabrication mécanique» de boulons où se trouvent des «machines agitant leurs bras», que Goujet montre à Gervaise, en estimant que «la machine tuerait l'ouvrier» ;
- les trains qui «grondaient et déchiraient l'air du cri désespéré de leurs sifflets» ;
- surtout l'alambic, espèce de bête monstrueuse qui voit, entend, respire et, impassible, dévore lentement ses adorateurs. «L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris.» (chapitre II).

Comme on le voit par cet extraordinaire grandissement, le romancier naturaliste s'était fait épique aussi.
Il donna ce puissant tableau de la foule des travailleurs : «Le flot ininterrompu [le texte de la Pléiade a dû ici être corrigé !] d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement.» (chapitre I).

Il déroula une véritable épopée de la misère.
Mais il chanta aussi la valeur du chevalier Goujet, dit «Gueule-d'Or», qui se déploie dans le combat que, devant sa «dame», Gervaise, il livre contre Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif : «Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. [...] Bien sûr, ce n’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans les veines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s’allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d’or, une vraie figure d’or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d’enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans un musée. (chapitre VI).

On constate encore que Zola ne dédaigna pas les effets sonores. Ne lit-on pas : «La chair ne pouvait pas lutter contre le fer»?

Ainsi, dans ''L'assommoir'', le romancier joignit à la volonté d'objectivité du naturaliste l'émotion et le souci de la beauté de l'artiste.

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