ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 1 :Intérêt documentaire

ANALYSE DE ''L'assommoir'' PARTIE 1 :Intérêt documentaire

Intérêt documentaire


Zola qui, en bon romancier naturaliste, était préoccupé, en brossant son «effroyable tableau» de «ne pas flatter l'ouvrier», affirma que “L’assommoir” est «une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple qui ne mente pas». Pensant que l'écrivain doit observer ses contemporains, et vivre dans son temps, il voulut congédier l’image romantique, idéalisée, du bon peuple chère à Hugo (surtout dans ''Les misérables''), à Jules Michelet, à Georges Sand (dans ''Le compagnon du tour de France''), etc.. Il avait connu les moeurs populaires par sa famille maternelle et par sa femme. Il avait côtoyé le milieu ouvrier dans sa jeunesse lorsque sa mère et lui s'installèrent à Paris, vivant modestement dans une seule pièce ; lorsque, pauvre étudiant, il logea dans des mansardes du sud du quartier latin (non loin de la rue Tournefort où Balzac avait situé l’intrigue du ''Père Goriot'') qui étaient proches des étages où habitaient des artisans et des ouvriers ; lorsqu’il travailla aux docks puis à la Librairie Hachette, entre 1860 et 1865, avant de commencer à collaborer à des journaux, et de pouvoir changer de domicile. Dans ''La tribune''du 18 octobre 1868, journal républicain d’opposition à l’Empire, il révéla :
«Les ouvriers étouffent dans les quartiers étroits, fangeux où ils sont obligés de s’entasser. Ils habitent les ruelles noires qui avoisinent la rue Saint-Antoine, les trous pestilentiels de la vallée Mouffetard […] Quand le dimanche vient, ils s’attablent au fond descabarets

Devenu romancier, il voulut «expliquer les moeurs du peuple, les vices, les chutes, la laideur physique et morale, par ce milieu par la condition faite à l’ouvrier dans notre société». Il surprit par le choix de personnages appartenant à ce prolétariat que les progrès du machinisme accroissaient chaque jour, qui était emporté dans un système économique et social inhumain, mécanique, ce prolétariat qui demeurait encore sans visage et sans voix. Pour ''L'assommoir'', il voulut que ses personnages
«incarnent en eux les différentes variétés de l'ouvrier parisien», que le roman présente un tableau véritablement sociologique du milieu populaire parisien, qu'il embrasse la diversité des métiers, la diversité des types d’ouvriers, qu'il décrive avec soin les techniques, les instruments, les gestes de chaque profession. Ainsi, on trouve en particulier :
-        le forgeron Goujet qui travaille dans une fabrique de boulons dont la visite qu'y fait Gervaise lui permit de dresser un tableau de l’univers industriel, de la naissance de la mécanisation ;
-     le zingueur et couvreur Coupeau ;


-     le serrurier Bijard ;
-     les chaînistes Lorilleux qui travaillent dans leur logement ;
-      la laveuse puis blanchisseuse Gervaise qui exerce un métier qui, en cette seconde moitié du XIXe siècle, était essentiel et symbolique car le linge révélait les dessous de la société (c'est bien la raison pour laquelle, en 1863, Daumier peignit une saisissante ''Blanchisseuse'' ; que, dans les années 1880, Edgar Degas consacra, à des blanchisseuses, une série de tableaux qui permettent de mieux imaginer la boutique de Gervaise, avec ses ouvrières aux chignons défaits et aux camisoles ouvertes dans la chaleur de la machine à vapeur et des fers) ;
-     l'ouvrière en fleurs artificielles Nana.

Mais le roman est d'abord un tableau de Paris sous le Second Empire, époque où se déployèrent l'individualisme et l'opportunisme du capitalisme car ce fut alors que la bourgeoisie l'emporta définitivement sur l'aristocratie, et commença à entasser le capital lié à l'industrialisation.
Zola nous fait constater que la ville avait connu, sous la direction du baron Haussmann, des transformations qui étaient le témoignage de la puissance de l'argent et de la prospérité économique de toute la classe bourgeoise enrichie :
-      destruction totale du mur de l’octroi (qui entourait alors Paris), à l’exception de quatre barrières qui dataient de 1786 ;
-         agrandissement de Paris de onze à vingt arrondissements, en absorbant vingt-quatre villages limitrophes, en faisant disparaître les anciens faubourgs ;
-     percée de grands et larges boulevards (ainsi, l’hôtel Boncoeur où vit Gervaise au début du roman se trouve boulevard des Poissonniers et sur le prolongement du boulevard de la Chapelle) ;
-     édification de grands immeubles en pierre de taille de six étages, signe de l'installation d'une classe sociale plus aisée.
Déjà, dans son article de ''La tribune'' du 18 octobre 1868, il avait protesté : «Chaque nouveau boulevard qu’on perce les [les ouvriers] jette en plus grand nombre dans les vieilles maisons des faubourgs.» Puis, dans un article qu'il avait publié en 1872, dans le journal ''La cloche'', il avait dénoncé ''Le nettoyage de Paris sous Haussmann''' : «Pour nettoyer la ville, on a commencé par sabrer le vieux Paris, le Paris du peuple. On a rasé la Cité, jeté des boulevards sur le ventre des quartiers légendaires, continué les quartiers riches jusqu'aux fortifications. Puis, pour achever le nettoyage, on a poussé le peuple lui-même par les épaules, en rêvant de le parquer dans quelque bois voisin
Alors qu'au début du roman, la rue Neuve-de-la-Goutte-d'Or, où Gervaise vit avec Coupeau, a l'aspect d'une rue de ville de province, qu'on y trouve encore de ces lavoirs présents plutôt à la campagne, et qu'elle peut espérer y réaliser son idéal d'une vie simple, on la voit, au chapitre XII, affamée et grelottante dans la nuit d'hiver, parcourant le quartier où elle a vécu ses triomphes de belle blanchisseuse blonde, et constater qu'il a été transformé, ce qui fait que, amère, elle se plaint : «Le quartier embellissait à l'heure où elle-même tournait à la ruine. On n'aime pas, quand on est dans la crotte, recevoir un rayon en plein sur la tête». En effet, s'y coudoyaient désormais le luxe agressif et la misère noire, car le petit commerce se développait (on assistait à la prolifération de boutiques de plus en plus élégantes, la blanchisserie de Gervaise était devenue une épicerie fine, Nana travaillait chez une fleuriste employant plusieurs ouvrières), se multipliaient les établissements de plaisir (guinguettes, bals, cafés-concerts) où une gaieté assez vulgaire et une débauche sous plusieurs formes se donnaient libre cours. Gervaise elle-même a, au temps de son aisance, donné une grand repas qui nous renseigne sur Ia gastronomie populaire.
Alors que Paris évolue, se remet à neuf, les habitants du quartier, rejetés à la périphérie, sont abandonnés des autorités, tenus à l’écart de cette renaissance, s’embourbent dans la pauvreté, vivent dans une grande détresse.

L'action se déroule sur les «barrières de Paris», presque exclusivement dans le quartier de la Goutte- d'Orque, pour préparer le roman, Zola visita, en prenant des notes et en dressant des plans de rues. Aussi a-t-il soigneusement choisi et longuement décrit les lieux. Il délimita le quartier par, à l'ouest, les hauteurs de Montmartre ; au nord, les anciennes fortifications ; au sud, l'hôpital Lariboisière ; à l'est,


les abattoirs de La Villette, ces deux derniers lieux enfermant l'espace de façon symbolique, sinon mythique. À l'intérieur de ce quadrilatère, les personnages ne cessent de déambuler, que ce soit pour le travail, pour le plaisir ou au hasard de leurs divagations alcooliques où ils viennent s’abîmer dans des bistrots fétides et maléfiques. Dans ce quartier, Gervaise fait de successifs déménagements qui marquent les phases ascendantes puis descendantes de son existence : hôtel Boncœur, rue Neuve de la Goutte-d'Or où elle voisine avec Goujet, rue de la Goutte-d'Or d'abord au rez-de-chaussée comme patronne, puis au sixième étage parmi les besogneux, enfin sous l'escalier. En fait, sa vie est une errance à laquelle la mort met un terme misérable.
Une seule fois, les personnages se risquent en dehors de leur quartier, lorsque, au chapitre III, toute la noce se rend au Louvre, dont la visite est décrite comme quelque chose d’obligatoire, de rituel, mais, surtout, de foncièrement ennuyeux, une sorte de passage obligé, de pèlerinage qu’on accomplit au moins une fois dans sa vie mais sans véritable appétit ni profit, d'où une impression de décalage entre les lieux et les intrus, qui est parfaitement rendue. Sous la conduite de M. Madinier, un ancien ouvrier devenu patron, ils errent lamentablement dans le labyrinthe des salles, galopent sur les parquets cirés. Déplacés au milieu des ors et des chefs-d’œuvre qu’ils ne comprennent pas, ils ponctuent leur visite de commentaires naïfs ou égrillards qui contrastent avec les références esthétisantes de la bourgeoisie, et offusquent les gardiens.

En racontant les malheurs de Gervaise, Zola montra la misère de la classe ouvrière dont il souligna :

-      Les mauvaises conditions de travail. C'est généralement un esclavage car, dans les ateliers ou les boutiques, il faut travailler du matin au soir pour gagner tout juste de quoi ne pas mourir de faim, en étant soumis au «choléra de la misère» qui démoralise les prolétaires, transforme la plupart en bêtes, exacerbant méchancetés et jalousies.
Ne peut vivre convenablement que le forgeron Goujet, qui est d'ailleurs le seul véritable ouvrier, conscient de sa dignité et de ses intérêts, de plus sobre et travailleur. Mais, comme le machinisme se développait, il le ressentait comme une menace obsédante : «Un jour, bien sûr, la machine tuerait l'ouvrier», la machine à forger les boulons prendrait la place des forgerons. Ce développement entraînait la précarité de l'emploi, le chômage et les diminutions de salaire ; et, justement, à la fin du livre, une diminution arbitraire de son salaire montre Goujet rivé à la condition ouvrière.
Si les Lorilleux sont encore des artisans chaînistes, qui travaillent chez eux, ils n'en sont pas moins exploités par le patron, sans même en avoir conscience, et l'artisanat s'anéantissait dans l'armée anonyme des fabriques et des usines.

-      L'absence de protection sociale. À cette époque, la législation sociale étant inexistante, les ouvriers ne pouvaient attendre aucun secours. Celui qui était victime d'un accident ou qui tombait malade ne touchait aucune indemnité, aucune pension d'invalidité s'il ne pouvait plus exercer de métier, aucune allocation s'il était réduit au chômage ; il ne lui était offert aucune possibilité d'apprendre un autre métier et de se reclasser s'ii était devenu inapte à celui qu'il exerçait avant son accident, ou si le métier disparaissait, du fait du progrès. Les ouvriers ne touchaient pas de retraite. Le père Bru, un vieil ouvrier réduit à coucher sous l'escalier de la maison de la Goutte-d'Or, qui, «abandonné de Dieu et des hommes, se nourrit uniquement de lui-même, retourne à la taille d'un enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées», illustre bien ce qui arrive aux vieux qui ne peuvent plus travailler, s'ils ont le malheur de ne pas avoir mis de l'argent de côté (mais combien le pourraient-ils?) ; mais il lui semble logique qu'on ne l'emploie plus, et il ne lui viendrait pas à l'idée qu'on puisse le payer à ne rien faire, qu'on lui doive encore quelque chose : «Ça se comprend, puisque je ne suis plus bon à rien. ils ont raison. Je ferais comme eux.[...] Voyez-vous, le malheur, c'est que je ne sois pas mort. Oui, c'est ma faute.»

-          L'absence de solidarité. Les personnages restent tout au long du livre des individus réunis accidentellement par les circonstances de leur vie privée ; ils forment (parce qu'ils habitent le même quartier, le même bâtiment) tout au plus un groupe social, mais pas une classe consciente d'avoir des intérêts communset préoccupée de les défendre.Chacun vit pour soi. Le monde ouvrierdonne le


spectacle de I'égoïsme, de i'avidité, de l'envie, de la jalousie, des rancunes et de Ia lâcheté ; il est le théâtre d'une impitoyable lutte pour la vie qui s'y traduit, davantage que dans les classes
«supérieures», par la brutalité physique.

-       Les atroces conditions de logement. Conséquence des transformations de la ville, le peuple est repoussé à la périphérie, dans des maisons lépreuses, est entassé dans des immeubles insalubres, dans des logements délabrés et sordides, où il vit dans la crasse, la boue, l'humidité, connaît le froid, la faim, l'angoisse du terme.

-     La dépravation des moeurs.
Comme le travail est un esclavage s'impose le sentiment qu'il vaut mieux saisir le plaisir quand il se présente. Les ouvriers, se sentant mis au ban de la société, veulent la défier et se venger d'elle en se livrant au vice avec forfanterie. Cependant, s'ils prétendent que leur pratique du vice est leur revanche contre le travail, en fait, ils s'y laissent aller par entraînement, par lâcheté, par fatigue surtout, pour l'oubli qu'ils y trouvent.
Ce vice, c'est d'abord le sexe. Cause en grande partie du scandale qu'allait provoquer le roman, s'en montrent friandes les femmes aussi. En effet :
-      Clémence, la repasseuse de Gervaise, révèle que, entre les bras d'un homme, elle oublie, brièvement, qu'elle «s'escrime toute la sainte journée pour gagner cinquante-cinq sous, se brûle le sang du matin au soir devant la mécanique».
-   Gervaise elle-même, la sage et raisonnable Gervaise, qui n'a pas grand plaisir à coucher avec un homme, qui ne fait que se soumettre à un désir qu'elle ne partage pas, et qui a longtemps défendu son respect de soi, finit par rejoindre Lantier dans son lit, parce qu'il en a envie, parce que Coupeau est ivre, parce qu'elle est fatiguée de se battre.
Le sexe, s'il permet l'oubli, est aussi ce qui est interdit et qui est gratuit ; c'est donc un champ illimité dans lequel l'imagination s'évade. Ainsi, tandis que, les doigts des fleuristes sont employés à tortiller des fleurs, leurs «bavardages interminables» sont «allumés de continuelles préoccupations polissonnes» ; si elles posent «pour des demoiselles comme il faut», «les saletés marchent bon train», elles «se disent des cochonneries», font des confidences «de bastringue et de nuits peu catholiques», «soufflent une perversion», l'une révélant qu'à son amie «un homme fait des queues tous les jours !» ; et «Nana reniflait, se grisait, lorsqu'elle sentait à côté d'elle une fille qui avait déjà vu le loup.» (chapitre XI).
Devant les enfants, Nana, Victor, Pauline Boche, qui traînent et jouent dans la rue, ne vont à l'école que d'une façon sporadique, les adultes affichent des principes rigides, et affectent parfois, d'interrompre un moment telle conversation légère, telle brutale caresse érotique. Mais, le plus souvent, ils oublient que les jeunes sont là, et ne se gênent pas, comme ils ne se gênent pas pour se quereller grossièrement, s'empoigner, se battre devant eux.
Ainsi, un jour que la conversation dans la blanchisserie est venue sur l'avortement, sujet familier, occasion pour Zola de révéler l'ignorance du milieu (les vieilles femmes indiquent aux plus jeunes des compositions de tisanes qui seraient abortives), ces dames cessent de parler lorsqu'Augustine, l'apprentie, entre dans la boutique ; mais, un instant après, elles ne pensent plus à elle, et la conversation reprend sur le même sujet.
S'il est question d'avortement, c'est que, dans le milieu ouvrier, la fécondité qui, dans un autre milieu et d'autres circonstances, est considérée comme une bénédiction, est vue comme une malédiction. Pour les ouvriers, les enfants sont de petites bêtes qui coûtent cher à nourrir et à habiller, qui prennent trop de place dans le logement, déjà trop petit, et dont il faut encore s'occuper après le travail, pour n'en tirer bien souvent que des ennuis quand, comme Nana, ils tournent mal, tombent au ruisseau, ont des démêlés avec la police, et vous déconsidèrent aux yeux des voisins. Est donc bien compréhensible le dégoût et le mépris de Gervaise et des locataires de l'immeuble de la rue de la Goutte-d'Or pour Madame Gaudron, la cardeuse de matelas, qui a neuf enfants et des grossesse annuelles.
Les ouvriers ressentent plutôt un goût de la mort. En effet, comme leur vie est difficile et misérable, ils en éprouvent une infinie lassitude, en viennent à considérer qu'elle ne vaut pas la peine d'être vécue.


Cela ne se fait pas sans une certaine forfanterie ; ainsi, Clémence, alors qu'à la blanchisserie Madame Putois la met en garde : «Vous vous crevez, ma petite», lui rétorque : «Et si ça m'amuse de me crever, moi !» Cet appel à la mort s'élève des pages du roman ; Gervaise l'entend et, petit à petit, se laisse séduire par lui.

Et la mort semble défiée par la pratique de l'autre grand vice des ouvriers qu'est l'alcoolisme, l'une de leurs grandes tares d'alors que Zola, en sociologue et en moraliste, décrivit et dénonça particulièrement, faisant de son roman aussi une étude sociale et médicale de ce fléau social qui entraîne la déchéance physique et morale, ainsi que «le relâchement des liens de la famille» (''Préface'') jusqu'à sa désintégration (comme le montre le départ définitif de Nana).
C'est que ne s'oppose à la solitude intrinsèque des individus que le débit de boisson car, consommé collectivement, l'alcool permet de trouver une atmosphère de compagnonnage, une sorte de caricature de fraternité virile. À ce débit de boisson, Zola donna le nom d'«assommoir», qui fait aussi le titre du roman, pour marquer sa volonté de ne pas seulement raconter l'histoire d'une destinée individuelle mais d'exalter la puissance malfaisante de l'alambic du père Colombe, source de tentation et de chute, qui est le «miroir aux alouettes» qui fascine les clients parce qu'il crée une impression de communauté, leur donne Ia forfanterie de I'oisiveté, puisqu'ils prennent leur goguette pour I'affirmation de leur liberté, le moyen d'oublier leurs soucis quotidiens.
Il est remarquable qu'à part Goujet et sa mère, tous les personnages, mais en particulier ceux qui sont réduits à leur ivrognerie (Mes-Bottes, Bibi-La-Grillade, Bec-Salé dit Boit-sans-Soif) entretiennent un rapport avec l'alcool, compagnon de toutes les heures de la vie. qui permet d'oublier le malheur et la misère, qui est l'antithèse du travail : il le fait oublier quand on en sort, puis fait négliger de s'y rendre ; il élimine tout autre besoin, car l'alcoolique n'a plus d'appétits, il n'a besoin que de boire. Quand il boit, Coupeau oublie son accident, la débandade de son foyer : «Avec ça que l'ouvrier, échiné, sans le  sou, méprisé par les bourgeois, avait tant de sujets de gaieté, et qu'on était bien venu de lui reprocher une cocarde de temps à autre, prise à la seule fin de voir Ia vie en rose.» Gervaise finit par accepter de boire avec Coupeau et Mes-Bottes, parce qu'il pleut dehors, et que, de toute façon, comme la paie de Copeau va y passer, autant qu'elle en ait sa part : «II ne pleuvait pas chez le père Colombe, et, si la paie fondait dans le fil-en-quatre, on se la mettait sur le torse au moins, on Ia buvait limpide et luisante comme du bel or liquide. Ah ! elle envoyait joliment flûter le monde ! La vie ne lui offrait pas tant de plaisirs...»
Zola rattacha très nettement le recours à l'alcool bon marché à la pauvreté, à la dureté des conditions de travail et de logement. En effet, l'alcool apparaît comme une source illusoire de réconfort ; on boit pour se donner du courage dès le matin («Malgré l'heure matinale, ''L'assommoir'' flambait, les volets enlevés, le gaz allumé»), pour réparer ses forces affaiblies par le travail, pour s'égayer, oublier ses peines ! Les buveurs, assemblés autour des comptoirs comme pour une cérémonie, apprécient que
«la paye de grande quinzaine met un vacarme énorme de saoûlerie». Mes-Bottes est en adoration devant l'alambic, car, pour lui. «il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même.» (chapitre II).
Mais l'alcool ne fait qu'aggraver la vie de ses consommateurs, car, en fait, il désarme les énergies : dès le matin, alors qu'ils se rendent à leur travail, «à la porte des deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas ; et, avant d'entrer, ils restaient au bord du trottoir avec des regards obliques sur Paris, les bras mous, déjà gagnés à une journée de flâne». Au fil du roman, la boisson entraîne Coupeau et Gervaise dans la misère puis dans la folie ; ils sont les victimes de cette idole de métal qu'est l'alambic.
Zola, ne voulant rien cacher rien des ravages que l'alcool exerce, se livra à une véritable étude clinique de l'éthylisme, depuis les premières manifestations pathologiques de «l'ivresse blanche», en passant par l'amaigrissement rapide de Coupeau, jusqu'à une description parfaitement documentée et rigoureuse de la crise alcoolique, qui réduit le malade à n'être plus qu'un misérablepantin désarticulé


(chapitre XIII) qui meurt d'épuisement. Ainsi, le discours de l'aliéniste sur le «delirium tremens» recoupe celui du sociologue moraliste sur «le mauvais ouvrier».

Si la misère du peuple est croissante, les ouvriers ne parviennent pourtant pas à la protestation politique contre l'immoralité et l'injustice du Second Empire. Ils n'ont ni revendications, ni grèves. Seul Goujet pratique un certain militantisme politique ; encore n'adopte-t-il, face au coup d'État du 2 décembre (grâce auquel le Second Empire avait pu s'installer), qu'une opposition purement idéologique qui reflète le désabusement de la classe ouvrière dupée à deux reprises par la bourgeoisie, en février et en juin 1848. Zola plaça dans la bouche du plus indigne de ses personnages, Lantier, qui se flatte d'avoir des idées politiques, mais floues et contradictoires, les critiques bassement calomnieuses sur la vie privée de «Badinguet», le surnom méprisant donné à Napoléon III, la défense, navrante d'imbécillité, des républicains, un anarchisme ostentatoire et creux. En fait, Zola n'avait pu mettre dans ''L'assommoir'' «l'étude du rôle politique et surtout social de l'ouvrier». Mais il prit «la résolution de réserver cette matière pour en faire un autre roman» qui allait donc être ''Germinal''. Ainsi, de son propre aveu, ''L'assommoir'' est le roman d'ouvriers qui n'ont ni rôle politique ni rôle social. En fait, écrivant «l'histoire naturelle et sociale d'une famille», aux rapports sociaux, il préféra ici les rapports physiologiques ou affectifs, les bouleversements psychologiques, de ses personnages.

En définitive, il faut dire que, même si Zola n'avait pas de mépris pour le peuple, s'il répétait sans fin le mot «pitié», s'il montrait sa compassion pour les victimes, il les a peints dans ''L'assommoir'' avec un tel souci de réalisme (est incroyable la somme de détails qu'il fit se succéder dans une seule page !) qu’il en est cruel.

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