Écritures francophones : une expérience de la modernité

Écritures francophones : une expérience de la modernité


Écritures francophones : une expérience de la modernité

« L’expérience qu’est la littérature est une expérience totale, une question qui ne supporte pas de limites, n’accepte pas d’être stabilisée […] »
   Blanchot, Le Livre à venir, p. 284
M. Calle-Gruber qui considère que les « littératures francophones sont profondément liées à l’émergence d’une conscience politique », aborde ces œuvres d’un autre point de vue. Au-delà de la réhabilitation de la mémoire patrimoniale, c’est davantage la « réinvention d’une langue qui chaque fois de nouveau se fait creuset linguistique à la faveur du bilinguisme imposé, de la diglossie, du métissage des idiomes, de la francophonie où la lettre française est hantée de rythmes étrangers »38 (op.cit.: 19).

Les littératures francophones, objectivement périphériques par rapport au centre, vont créer un espace d’énergies créatrices. Elles vont participer au renouvellement d’une poétique moderne, en résonance avec d’autres textes, en s’inscrivant à la fois dans l’inter-texte, la polyphonique énonciative et l’éclatement des genres pour opposer /proposer une « poétique du divers », développant une écriture « archipélique » pour reprendre Glissant. Le concept d’archipélisation se conçoit comme relation et rhizome et n’a donc pas de centre. L’abolition du centre signifie l’effacement des frontières, ce dernier paramètre étant un facteur constitutif de ce qui est appelé la modernité.

Modernité, subversion, hybridité, dissémination, ces quelques notions pourraient suffire pour définir les caractéristiques du texte littéraire moderne, au-delà de l’étiquette francophone et des origines. En citant l’exemple des auteurs de la revue Souffles (dont Khatibi, Laâbi et Khaïr-Eddine) qui, dès les années 1960, appelaient les écrivains qui recouraient à la langue française à « subvertir cette francophonie de l’intérieur, en en dynamitant la langue et les modèles littéraires, de façon à ce que le français "s’y sente étranger dans sa propre langue" »39, Bonn les inscrit dans une perspective dynamique de la narratologie, du renouvellement poétique, consommant définitivement la rupture avec la tradition littéraire.

Les textes de la revue Souffles fonctionnent sur la rupture du sens immédiat, à la manière de Rimbaud, au niveau de l’opacité du signifiant. Subvertir c’est « mettre sens dessus dessous », c’est un « bouleversement, [un]renversement de l’ordre établi »40. On peut à juste titre donner en exemple les écrits de Kheïr-Eddine41 qui sont représentatifs de cette mouvance.

L’hermétisme des poètes symbolistes (Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé), l’inventivité des poètes surréalistes (Breton, Eluard) qui recourent à l’écriture automatique pour faire jaillir des sens nouveaux, de l’inattendu, influencent l’écriture poétique francophone. Le lyrisme et la créativité des vers libres des Amandiers sont morts de leurs blessures de Ben Jelloun empruntent largement à l’écriture surréaliste et à l’inter-texte rimbaldien dans le jeu sur les couleurs et les effets produits, bien que le registre ne soit pas le même:

« Les filles
à la chevelure rouge
attendent
l’âme voilée
elles lisent la ligne de la mer
derrière le voile blanc du songe
l’enceinte et les parfums des sables
allongées sur les méandres
bleues de la bise
des moineaux
se perdent dans leur chevelure
tressée de patience. »
(Ben Jelloun, 1976-1994 : 209).

Au niveau romanesque, D. Combe rappelle l’impossibilité de comprendre le roman maghrébin contemporain (Khatibi, Khaïr-Eddine, Farès, Meddeb) sans se référer au genre du Nouveau roman et à Claude Simon en particulier, dont l’écriture pratique l’éclatement des points de vue, les superpositions de narrations, la polyphonie (op.cit.).

Pour l’intertextualité et la polyphonie, Glissant importe à plusieurs niveaux. C’est l’écrivain du « Tout-Monde », de la « pensée de la trace »43. L’écrivain martiniquais qui déclare écrire « en présence de toutes les langues du monde » (Glissant, 2000 : 176) travaille dans la résonance de l’écriture-monde. Il lit et lie de nombreux écrivains, tout en créant une parole singulière, qui rend compte d’un rapport singulier et inédit au monde.

Lorsqu’il rédige Les Indes (1956), Glissant est en présence de plusieurs inter-textes : le journal de bord du navigateur Christophe Colomb, les poèmes de Vents de Saint-John Perse et Canto general de Pablo Neruda. Son objectif : relire et relier, rectifier des manques. Alors que Neruda fait remonter son récit à l’Amérique précolombienne (1400), qu’il omet la traite, Glissant corrige cette lacune. Il introduit de la liaison en parlant de l’histoire des Antilles. De même, la dimension historique absente chez S.-J. Perse, s’impose dans Les Indes qui, de fait, sont dans la précision, dans l’ancrage historique (il y a des dates, des lieux, un temps). Glissant construit/ écrit son oeuvre dans un dialogue permanent avec la tradition littéraire européenne et corrige les oublis, comble les blancs.

A l’instar de Césaire qui affirme avoir « inventé » son vocabulaire et « forgé » sa mythologie, Glissant a réussi à créer une poétique polyphonique, « une écriture poreuse à tous les vocabulaires »44, qui revisite en permanence le canon littéraire occidental pour offrir un univers littéraire sans frontière, un espace de relation : « A l’opposé des enfermements, en effet, la Relation est ici entendue comme la quantité réalisée de toutes les différences du monde, sans qu’on puisse en excepter une seule. Elle n’est pas d’élévation mais de complétude. » (2009 : 42).

« Sans frontières », telle pourrait se définir le canon littéraire francophone moderne, fondé sur la rupture avec la tradition, imposant la « dissolution des genres » (Combe. op.cit.: 436). C’est peut-être son aspect inclassable qui marque la modernité de l’écriture francophone. Dès les années 1950, Blanchot voyait déjà dans les romans d’H. Broch le Livre à venir, le livre où tous les genres se mêlent, produisant une oeuvre monumentale, qui va au-delà de la simple classification générique.

Si certains appellent de leur voeu au « démontage de la désignation totalitaire » (Calle-Gruber. op. cit.: 21) assignée aux littératures francophones, ce démontage est en quelque sorte réalisé si l’on considère que la francophonie a donné naissance à une « parole plusieurs, hétérogène, métisse, mûlatre, rapaillée » (ibid. : 19). La désignation « totalitaire » est imposée par le centre aux écrits francophones qui travaillent toujours à l’intérieur des frontières et des normes imposées par le canon littéraire occidental.

Le contexte actuel de la mondialisation permet une nouvelle reconfiguration des échanges nord/ Sud, centre/ périphérie, Europe/reste du monde, Occident/ Orient. Il brise les frontières de l’imaginaire national qui devient multiple, polychrome.

Cependant, les traces idéologiques restent prégnantes quand il s’agit d’évoquer la francophonie, tant du côté de l’auteur producteur que du lecteur critique. Chacun sait que les Etats-Unis sont absents de la littérature du Commonwealth tout comme les Français de la littérature francophone. Le projet politique colonial d’Onésime Reclus est là, présent, près à ressurgir pour rappeler que la Francophonie est le résultat d’une histoire, celle d’une France impérialiste, sûre de ses valeurs, de l’universalité de sa langue.
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