Analyse de ‘’L’assommoir’’ (1877) roman d’Émile ZOLA

Analyse de ‘’L’assommoir’’ (1877)  roman d’Émile ZOLA


Analyse

Zola voulait produire une sorte de roman qu'il appelait «expérimental» ou «naturaliste» car les personnages, soumis à leur hérédité, dotés de ce fait d'un certain tempérament, placés dans un milieu social bien défini, à une époque précise, devaient être étudiés physiologiquement, selon la méthode des sciences naturelles. C'est ainsi qu'il s'était lancé dans une série de romans intitulée “Les Rougon- Macquart” et sous-titrée ''histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire'', les membres de cette famille, originaire de Plassans, en Provence, étant victimes de la folie de leur ancêtre, et se trouvant placés dans différents secteurs de la société française du temps.
Au début de 1869, il avait proposé à l'éditeur Lacroix une liste de romans où le septième devait être
«un roman qui aura pour cadre le monde ouvrier et pour héros Louis Duval, marié à Laure, fille de Bergasse. Peinture d'un ménage d'ouvriers à notre époque. Drame intime et profond de la déchéance du travailleur parisien avec la déplorable influence du milieu des barrières [celles de l'octroi qui se trouvait à l'entrée de Paris] et des cabarets. La sincérité seule des peintures pourra donner une grande allure à ce roman. On nous montré jusqu'ici les ouvriers comme les soldats, sous un jour complètement faux. Ce serait faire oeuvre de courage que de dire la vérité et de réclamer, par l'exposition franche des faits, de l'air, de la lumière et de l'instruction pour les basses classes.» En effet, il voulait aller au-delà de ce qu'avaient fait Balzac, Hugo (avec ''Les misérables''), George Sand ou les frères Goncourt (auteurs de “Germinie Lacerteux”, qu'il salua comme «le livre qui a fait entrer le peuple dans le roman»), être le premier écrivain de valeur à se pencher sur les ouvriers parisiens, sur leur misère qui, devenue plus forte que l’espoir de gagner un jour suffisamment d'argent, les fait tomber dans l'alcoolisme.
En 1871, il produisit une demi-page de notes : «Roman ouvrier - Le roman aux Batignolles. Une blanchisseuse : l'atelier des repasseuses aux Batignolles, dans une boutique, sur l'avenue ; le lavoir, les laveuses, etc. / Une fête chez des ouvriers (la blanchisseuse). Les petits plats dans les grands - Tout l'argent passe dans un dîner - Les fenêtres ouvertes, le dehors mis dans la joie de la fête - Les chansons au dessert. / Les femmes allant chercher les hommes au cabaret - Les femmes conduisant les hommes, en somme / Ne pas oublier une photographie d'homme tué sur les barricades en quarante-huit [les journées révolutionnaires de février et juin 1848] entretenant la haine  révolutionnaire dans la famille. - La politique chez le peuple avec ses bavardages, ses récits de quarante-huit, sa misère haineuse de la richesse, ses souffrances. / Rien que des ouvriers dans le roman - des familles d'ouvriers, avec intérieurs différents, linge aux fenêtres, etc.»
Il trouva une coupure du journal "L'événement" qui retraçait l’histoire réelle de celle qui allait devenir Lalie Bijard, qui, comme sa mère, mourut sous les coups de son père fou d’alcool, histoire qu'il allait donc pouvoir raconter sans être accusé de mensonge ou de noircissement du réel, en utilisant, voire en accentuant, les procédés d’écriture du fait divers, qui se présentait déjà, sous la plume du journaliste, comme une scène mélodramatique, avec dialogue.
En 1872, la liste des romans indiquait : «Le roman populaire - Gervaise Ledoux et ses enfants - et un deuxième roman ouvrier, particulièrement politique. L'ouvrier, outil révolutionnaire de l'insurrection de la Commune, aboutissant à mai 1871».
Le 14 août 1875, il fit part à son nouvel éditeur, Charpentier, de son projet d'écrire «un roman sur le peuple que je rêve extraordinaire». Le 17 septembre, il écrivit à Paul Alexis : «Quant à mon prochain roman [...] j'ai les grandes lignes, j'ai besoin de fouiller les détails. D'ailleurs, je suis décidé pour un tableau très large et très simple ; je veux une banalité de faits extraordinaire, la vie au jour le jour. Reste le style, qui sera dur à trouver.» Le 29 septembre, il annonça à Charpentier : «Je vais revenir avec le plan très complet de mon prochain roman, celui qui se passe dans le monde ouvrier. Je suis enchanté de ce plan ; il est très simple et très énergique. Je crois que la vie de la classe ouvrière n'a jamais été abordée avec cette carrure.»

Il conçut une ''Ébauche'' relativement courte (dix-sept feuillets) commençant par cette idée générale :
«Montrer le milieu peuple et expliquer par ce milieu les moeurs du peuple ; comme quoi à Paris, la

soûlerie, la débandade de la famille, les coups, l'acceptation de toutes les hontes et de toutes les misères vient [sic] des conditions mêmes de l'existence ouvrière, des travaux durs, des promiscuités, des laisser-aller, etc.. En un mot, un tableau très exact de la vie du peuple avec ses ordures, sa vie lâchée, son langage grossier, etc.... Un effroyable tableau qui portera sa morale en soi.» Il voulait raconter avant tout l'histoire d'une femme, et c'est alors qu'il pensa à sa Gervaise de ''La fortune des Rougon'', le premier roman des ''Rougon-Macquart'', où elle était apparue brièvement. Aussi intitula-t- il d'abord son septième roman de la série “La simple vie de Gervaise Macquart”.

Dans ''La fortune des Rougon'', on avait appris que, seconde fille d’Antoine Macquart et de Joséphine Gavaudan, Gervaise, née à Plassans en 1828, «était bancale de naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute pendant une de ces nuits honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse. Gervaise resta chétive, et Fine [Joséphine], la voyant toute pâle et toute faible, la mit au régime de l’anisette, sous prétexte qu’elle avait besoin de prendre des forces. La pauvre créature se dessécha davantage. C’était une grande fille fluette dont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Sur son corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête de poupée, une petite face ronde et blême d’une exquise délicatesse. Son infirmité était presque une grâce ; sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.» Elle et sa mère avaient pris l'habitude de «licher» des petits verres d'anisette, le soir, en attendant le retour tardif de Macquart. Dès l'âge de huit ans, elle gagnait dix sous par jour en cassant des amandes chez un négociant voisin. Elle entra ensuite en apprentissage chez une blanchisseuse, recevant deux francs par jour, tout cet argent passant dans la poche de son père, qui
«godaillait» au dehors. À quatorze ans, elle avait eu de son amant, l’ouvrier tanneur Auguste Lantier, âgé de dix-huit ans et dont l'ascendance comptait des paralytiques, un premier fils, Claude (le futur peintre de “L’oeuvre”), puis Jacques, enfin Étienne (le futur héros de “Germinal”), qui furent recueillis par leur grand-mère paternelle, sans que Macquart consente à faire une démarche qui aurait réglé la situation, car elle l'aurait privé du salaire de sa fille, qui était donc exploitée par lui. Cependant, au début de 1850, madame Lantier et Joséphine Macquart étant mortes, Lantier retira des mains de son père Gervaise alors âgée de vingt-deux ans, et l’emmena à Paris avec deux de ses enfants.
Gervaise est encore la sœur de Lisa Macquart qui, dans ''Le ventre de Paris'' (roman pour lequel Zola avait d'abord prévu un affrontement entre elles), est la charcutière Lisa Quenu, qui n’était jamais venue à son aide car elle n’aimait pas les gens malheureux, et avait honte de Gervaise parce qu'elle était unie à un ouvrier, ce qui fait qu'elles ne se voyaient jamais.

Dans l'''Ébauche'', Zola prévit que son héroïne, abandonnée par Lantier, «se met avec Coupeau, un ouvrier zingueur qui l'épouse». Mais il ne savait pas ce qui arriverait ensuite, sinon que Gervaise, après avoir passé «par toutes les crises et par toutes les hontes imaginables», mourrait à quarante et un ans, en 1869, «dans un drame», «épuisée de travail et de misère». Cependant, il voyait cette intrigue, encore incomplète, s'ordonner en une succession de tableaux «typiques» : la rencontre avec Coupeau, le mariage, «les premières raclées» (elles allaient disparaître) ; la petite boutique de Gervaise «qui parvint à s'établir, Coupeau ne faisant plus rien [...] abruti, buvant». Le romancier ne pensa pas alors à l'accident, mais eut l'idée du retour de Lantier qui «lie amitié avec Coupeau, s'installe dans sa maison... et alors il s'établit un ménage à trois, comme j'en ai vu plusieurs ; et la ruine s'ensuit.»
L'''Ébauche'' se continua avec un portrait psychologique de Gervaise, qui «doit être une figure sympathique», «de tempérament tendre et passionné [...] une bête de somme au travail [...] Chacune de ses qualités tourne contre elle. Le travail l'abrutit, sa tendresse la conduit à des faiblesse extraordinaires [...] Si je prends le titre, ''La simple vie de Gervaise Macquart'', il faudra que le caractère du livre soit précisément la simplicité, une histoire d'une nudité magistrale, de la réalité au jour le jour, tout droit. [...] Je dois montrer tout le monde travaillant à sa perte, d'une façon consciente et inconsciente.» Il définit rapidement quelques figures secondaires. Puis des épisodes vinrent s'insérer dans l'intrigue, dont plusieurs allaient être abandonnés.

En même temps, en romancier naturaliste qui se veut observateur exact et objectif de la réalité, il ne manqua pas, pour ''L'assommoir'' aussi, de se livrer, avant d'écrire, à une longue et sérieuse recherche documentaire sur divers aspects.
Ainsi, il lut le livre ''Le sublime ou Le travailleur comme il est en 1870 et ce qu'il peut être'' de Denis Poulot, où il s'intéressa au tableau qui y était dressé des ouvriers parisiens classés en huit types différents ; il en retint des traits de comportement, des idées de scènes, des anecdotes, des surnoms, et une centaine d'expressions argotiques ou populaires. Il s'informa, à la fois directement et en  puisant à des sources livresques, sur le travail de la blanchisseuse, de la fleuriste, du couvreur, du boulonnier (qui fabrique des boulons) et du chaîniste (qui fabrique des bijoux, les chaînes).  On compte ainsi, dans le dossier préparatoire, une dizaine de feuillets sur le lavoir, l'atelier de la blanchisseuse, les fers, le repassage du linge, le tarif des travaux de lavage et de repassage, le salaire des repasseuses.
Il rédigea alors ses habituelles notes sur les personnages.
Ayant choisi, pour les faire vivre, le quartier de la Goutte-d'Or, il le parcourut en se mêlant à la foule, en étant attentif aux attitudes, aux costumes, aux gestes. Il découvrit la maison où se déroulerait l'essentiel de l'action, et qui représenterait bien la tristesse de l'habitat ouvrier. Prenant des notes, dessinant des plans, faisant des croquis, il composa un dossier intitulé ''Le quartier, les rues, les cabarets et les bals''.

Puis il établit un «plan» où il prévoyait : «des chapitres de vingt pages en moyenne, les plus courts de dix, les plus longs de trente» ; un ensemble de vingt et un chapitres ; l'accident de Coupeau ; une fin qui aurait été un «drame violent» (avant qu'il ne corrige : «Non, pas de drame. Je ne voudrais pas faire trop dramatique ni trop extraordinaire. Le drame doit sortir des faits naturels.»).
Ce fut à ce moment-là seulement qu'il recueillit des documents sur l'alcoolisme, et, singulièrement, sur le «delirium tremens», qui allaient faire de Coupeau, à la fin du roman, un personnage terrifiant. Il lut  le livre du dr Valentin Magnan, ''De l'alcoolisme, des diverses formes du délire alcoolique et de leur traitement'' (écrit à partir d'observations de malades traités à l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne).
Dans un second plan, les vingt et un chapitres furent condensés en treize, apparurent de nouveaux épisodes (la visite au Louvre, la survenue de Lantier au repas de fête).

En deux mois du début de 1876, Zola rédigea le roman.

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